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un matin à Gaston, expliquera maintenant l’affreux problème que, depuis un mois, madame de Beauséant tâchait de résoudre.

« Mon ange aimé, t’écrire quand nous vivons cœur à cœur, quand rien ne nous sépare, quand nos caresses nous servent si souvent de langage, et que les paroles sont aussi des caresses, n’est-ce pas un contre-sens ? Eh ! bien, non, mon amour. Il est de certaines choses qu’une femme ne peut dire en présence de son amant ; la seule pensée de ces choses lui ôte la voix, lui fait refluer tout son sang vers le cœur ; elle est sans force et sans esprit. Etre ainsi près de toi me fait souffrir ; et souvent j’y suis ainsi. Je sens que mon cœur doit être tout vérité pour toi, ne te déguiser aucune de ses pensées, même les plus fugitives ; et j’aime trop ce doux laissez-aller qui me sied si bien, pour rester plus long-temps gênée, contrainte. Aussi vais-je te confier mon angoisse : oui, c’est une angoisse. Ecoute-moi ? Ne fais pas ce petit : ta ta ta… par lequel tu me fais taire avec une impertinence que j’aime, parce que de toi tout me plaît. Cher époux du ciel, laisse-moi te dire que tu as effacé tout souvenir des douleurs sous le poids desquelles jadis ma vie allait succomber. Je n’ai connu l’amour que par toi. Il a fallu la candeur de ta belle jeunesse, la pureté de ta grande âme pour satisfaire aux exigences d’un cœur de femme exigeante. Ami, j’ai bien souvent palpité de joie en pensant que, durant ces neuf années, si rapides et si longues, ma jalousie n’a jamais été réveillée. J’ai eu toutes les fleurs de ton âme, toutes tes pensées. Il n’y a pas eu le plus léger nuage dans notre ciel, nous n’avons pas su ce qu’était un sacrifice, nous avons toujours obéi aux inspirations de nos cœurs. J’ai joui d’un bonheur sans bornes pour une femme. Les larmes qui mouillent cette page te diront-elles bien toute ma reconnaissance ? j’aurais voulu l’avoir écrite à genoux. Eh ! bien, cette félicité m’a fait connaître un supplice plus affreux que ne l’était celui de l’abandon. Cher, le cœur d’une femme a des replis bien profonds : j’ai ignoré moi-même jusqu’aujourd’hui l’étendue du mien, comme j’ignorais l’étendue de l’amour. Les misères les plus grandes qui puissent nous accabler sont encore légères à porter en comparaison de la seule idée du malheur de celui que nous aimons. Et si nous le causions, ce malheur, n’est-ce pas à en mourir ? … Telle est la pensée qui m’oppresse. Mais elle en traîne après elle une autre beaucoup plus