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-secrétaire d’État éclectique, d’un républicain féroce et d’un athée politique.

Si nous soupions aux dépens de l’ordre de choses actuel ? dit Blondet qui voulait remettre les soupers en honneur.

Rastignac les ramena chez Véry, renvoya sa voiture, et tous trois s’attablèrent en analysant la société présente et riant d’un rire rabelaisien. Au milieu du souper, Rastignac et Blondet conseillèrent à leur ennemi postiche de ne pas négliger une bonne fortune aussi capitale que celle qui s’offrait à lui. Ces deux roués firent d’un style moqueur l’histoire de la comtesse Marie de Vandenesse ; ils portèrent le scalpel de l’épigramme et la pointe aiguë du bon mot dans cette enfance candide, dans cet heureux mariage. Blondet félicita Raoul de rencontrer une femme qui n’était encore coupable que de mauvais dessins au crayon rouge, de maigres paysages à l’aquarelle, de pantoufles brodées pour son mari, de sonates exécutées avec la plus chaste intention, cousue pendant dix-huit ans à la jupe maternelle, confite dans les pratiques religieuses, élevée par Vandenesse, et cuite à point par le mariage pour être dégustée par l’amour. À la troisième bouteille de vin de Champagne, Raoul Nathan s’abandonna plus qu’il ne l’avait jamais fait avec personne.

— Mes amis, leur dit-il, vous connaissez mes relations avec Florine, vous savez ma vie, vous ne serez pas étonnés de m’entendre vous avouer que j’ignore absolument la couleur de l’amour d’une comtesse. J’ai souvent été très-humilié en pensant que je ne pouvais pas me donner une Béatrix, une Laure, autrement qu’en poésie ! Une femme noble et pure est comme une conscience sans tache, qui nous représente à nous-mêmes sous une belle forme. Ailleurs, nous pouvons nous souiller ; mais là, nous restons grands, fiers, immaculés. Ailleurs nous menons une vie enragée, mais là se respire le calme, la fraîcheur, la verdure de l’oasis.

— Va, va, mon bonhomme, lui dit Rastignac ; démanche sur la quatrième corde la prière de Moïse, comme Paganini.

Raoul resta muet, les yeux fixes, hébétés.

— Ce vil apprenti ministre ne me comprend pas, dit-il après un moment de silence.

Ainsi, pendant que la pauvre Ève de la rue du Rocher se couchait dans les langes de la honte, s’effrayait du plaisir avec lequel elle avait écouté ce prétendu grand poète, et flottait entre la voix