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je lui avais achetée, il la tend d’un air royal au vieillard en lui disant : — Tiens, prends !

— Me permettez-vous de la garder ? me dit le pauvre.

Quoi sur la terre mettre en balance avec les joies d’un pareil moment ?

— C’est que, madame, moi aussi j’ai eu des enfants, me dit le vieillard en prenant ce que je lui donnais sans y faire attention.

Quand je songe qu’il faudra mettre dans un collége un enfant comme Armand, que je n’ai plus que trois ans et demi à le garder, il me prend des frissons. L’Instruction Publique fauchera les fleurs de cette enfance bénie à toute heure, dénaturalisera ces grâces et ces adorables franchises ! On coupera cette chevelure frisée que j’ai tant soignée, nettoyée et baisée. Que fera-t-on de cette âme d’Armand ?

Et toi, que deviens-tu ? tu ne m’as rien dit de ta vie. Aimes-tu toujours Felipe ? car je ne suis pas inquiète du Sarrazin. Adieu, Naïs vient de tomber, et si je voulais continuer, cette lettre ferait un volume.




XLVI

MADAME DE MACUMER À LA COMTESSE DE L’ESTORADE.


1829.

Les journaux t’auront appris, ma bonne et tendre Renée, l’horrible malheur qui a fondu sur moi ; je n’ai pu t’écrire un seul mot, je suis restée à son chevet pendant une vingtaine de jours et de nuits, j’ai reçu son dernier soupir, je lui ai fermé les yeux, je l’ai gardé pieusement avec les prêtres et j’ai dit les prières des morts. Je me suis infligé le châtiment de ces épouvantables douleurs, et cependant, en voyant sur ses lèvres sereines le sourire qu’il m’adressait avant de mourir, je n’ai pu croire que mon amour l’ait tué ! Enfin, il n’est plus, et moi je suis ! À toi qui nous as bien connus, que puis-je dire de plus ? tout est dans ces deux phrases. Oh ! si quelqu’un pouvait me dire qu’on peut le rappeler à la vie, je donnerais ma part du ciel pour entendre cette promesse, car ce serait le revoir !… Et le ressaisir, ne fût-ce que pen-