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tromper un vieux renard comme moi ? Moi ! à qui vous avez vu deviner la faillite Lecoq !

— Comment, monsieur ? répondit Joseph Lebas en examinant son patron avec autant d’attention que son patron l’examinait, comment, vous sauriez qui j’aime ?

— Je sais tout, vaurien, lui dit le respectable et rusé marchand en lui tordant le bout de l’oreille. Et je pardonne, j’ai fait de même.

— Et vous me l’accorderiez ?

— Oui, avec cinquante mille écus, et je t’en laisserai autant, et nous marcherons sur nouveaux frais avec une nouvelle raison sociale. Nous brasserons encore des affaires, garçon, s’écria le vieux marchand en s’exaltant, se levant et agitant ses bras. Vois-tu, mon gendre, il n’y a que le commerce ! Ceux qui se demandent quels plaisirs on y trouve sont des imbéciles. Être à la piste des affaires, savoir gouverner sur la place, attendre avec anxiété, comme au jeu, si les Étienne et compagnie font faillite, voir passer un régiment de la garde impériale habillé de notre drap, donner un croc en jambe au voisin, loyalement s’entend ! fabriquer à meilleur marché que les autres ; suivre une affaire qu’on ébauche, qui commence, grandit, chancelle et réussit, connaître comme un ministre de la police tous les ressorts des maisons de commerce pour ne pas faire fausse route ; se tenir debout devant les naufrages ; avoir des amis, par correspondance, dans toutes les villes manufacturières, n’est-ce pas un jeu perpétuel, Joseph ? Mais c’est vivre, ça ! Je mourrai dans ce tracas-là, comme le vieux Chevrel, n’en prenant cependant plus qu’à mon aise. Dans la chaleur de sa plus forte improvisation, le père Guillaume n’avait presque pas regardé son commis qui pleurait à chaudes larmes. — Eh bien ! Joseph, mon pauvre garçon, qu’as-tu donc ?

— Ah ! je l’aime tant, tant, monsieur Guillaume, que le cœur me manque, je crois…

— Eh bien ! garçon, dit le marchand attendri, tu es plus heureux que tu ne crois, sarpejeu, car elle t’aime. Je le sais, moi !

Et il cligna ses deux petits yeux verts en regardant son commis.

— Mademoiselle Augustine, mademoiselle Augustine ! s’écria Joseph Lebas dans son enthousiasme.

Il allait s’élancer hors du cabinet, quand il se sentit arrêté par un bras de fer, et son patron stupéfait le ramena vigoureusement devant lui.