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peut-être parce qu’il ne les crut pas partagées. Parfois il s’irritait en admirant le calme de Francesca, qui, semblable aux Anglaises, paraissait mettre son amour-propre à ne rien exprimer sur son visage, dont la sérénité défiait l’amour ; il l’eût voulue agitée, il l’accusait de ne rien sentir, en croyant au préjugé qui veut, chez les femmes italiennes, une mobilité fébrile.

— Je suis Romaine ! lui répondit gravement un jour Francesca, qui prit au sérieux quelques plaisanteries faites à ce sujet par Rodolphe.

Il y eut dans l’accent de cette réponse une profondeur qui lui donna l’apparence d’une sauvage ironie, et qui fit palpiter Rodolphe. Le mois de mai déployait les trésors de sa jeune verdure, le soleil avait des moments de force comme au milieu de l’été. Les deux amants se trouvaient alors appuyés sur la balustrade en pierre qui, dans une partie de la terrasse où le terrain se trouve à pic sur le lac, surmonte la muraille d’un escalier par lequel on descend pour monter en bateau. De la villa voisine, où se voit un embarcadère à peu près pareil, s’élança comme un cygne une yole avec son pavillon à flammes, sa tente à baldaquin cramoisi, sous lequel une charmante femme était mollement assise sur des coussins rouges, coiffée en fleurs naturelles, conduite par un jeune homme vêtu comme un matelot, et ramant avec d’autant plus de grâce qu’il était sous les regards de cette femme.

— Ils sont heureux ! dit Rodolphe avec un âpre accent. Claire de Bourgogne, la dernière de la seule maison qui ait pu rivaliser la maison de France…

— Oh !… elle vient d’une branche bâtarde, et encore par les femmes…

— Enfin, elle est vicomtesse de Beauséant, et n’a pas…

— Hésité… n’est-ce pas ? à s’enterrer avec monsieur Gaston de Nueil, dit la fille des Colonna. Elle n’est que Française, et je suis Italienne…

Francesca quitta la balustrade, y laissa Rodolphe, et alla jusqu’au bout de la terrasse, d’où l’on embrasse une immense étendue du lac. En la voyant marcher lentement, Rodolphe eut un soupçon d’avoir blessé cette âme à la fois si candide et si savante, si fière et si humble : il eut froid ; il suivit Francesca, qui lui fit signe de la laisser seule ; mais il ne tint pas compte de l’avis, et la surprit essuyant des larmes. Des pleurs chez une nature si forte !