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nifestait le désir de quitter Gersau où beaucoup de choses lui manquaient.

— Moi ! dit-elle, j’aime le luxe comme j’aime les arts, comme j’aime un tableau de Raphaël, un beau cheval, une belle journée, ou la baie de Naples. Emilio, dit-elle, me suis-je plainte ici pendant nos jours de misère ?

— Vous n’eussiez pas été vous-même, dit gravement le vieux libraire.

— Après tout, n’est-il pas naturel à des bourgeois d’ambitionner la grandeur ? reprit-elle en lançant un malicieux coup d’œil et à Rodolphe et à son mari. Mes pieds, dit-elle en avançant deux petits pieds charmants, sont-ils faits pour la fatigue. Mes mains… Elle tendit une main à Rodolphe. Ces mains sont-elles faites pour travailler ? Laissez-nous, dit-elle à son mari : je veux lui parler.

Le vieillard rentra dans le salon avec une sublime bonhomie : il était sûr de sa femme.

— Je ne veux pas, dit-elle à Rodolphe, que vous nous accompagniez à Genève. Genève est une ville à caquetages. Quoique je sois bien au-dessus des niaiseries du monde, je ne veux pas être calomniée, non pour moi, mais pour lui. Je mets mon orgueil à être la gloire de ce vieillard, mon seul protecteur après tout. Nous partons, restez ici pendant quelques jours. Quand vous viendrez à Genève, voyez d’abord mon mari, laissez-vous présenter à moi par lui. Cachons notre inaltérable et profonde affection aux regards du monde. Je vous aime, vous le savez ; mais voici de quelle manière je vous le prouverai : vous ne surprendrez pas dans ma conduite quoi que ce soit qui puisse réveiller votre jalousie.

Elle l’attira dans le coin de la galerie, le prit par la tête, le baisa sur le front et se sauva, le laissant stupéfait.

Le lendemain, Rodolphe apprit qu’au petit jour les hôtes de la maison Bergmann étaient partis. L’habitation de Gersau lui parut dès lors insupportable, et il alla chercher Vevay par le chemin le plus long, en voyageant plus promptement qu’il ne le devait ; mais attiré par les eaux du lac où l’attendait la belle Italienne, il arriva vers la fin du mois d’octobre à Genève. Pour éviter les inconvénients de la ville, il se logea dans une maison située aux Eaux-Vives en dehors des remparts. Une fois installé, son premier soin fut de demander à son hôte, un ancien bijoutier, s’il n’était pas venu depuis peu s’établir des réfugiés italiens, des Milanais à Genève.