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tes maîtres, mon enfant ? dis-le moi, je te donnerai cette pièce d’or toute neuve.

— Monsieur, répondit l’enfant en prenant la pièce, monsieur est le fameux libraire Lamporani de Milan, l’un des chefs de la révolution, et le conspirateur que l’Autriche désire le plus tenir au Spielberg.

— La femme d’un libraire !… Eh ! tant mieux, pensa-t-il, nous sommes de plain-pied.

— De quelle famille est-elle ? reprit-il, car elle a l’air d’une reine.

— Toutes les Italiennes sont ainsi, répondit fièrement Gina. Le nom de son père est Colonna.

Enhardi par l’humble condition de Francesca, Rodolphe fit mettre un tendelet à sa barque et des coussins à l’arrière. Quand ce changement fut opéré, l’amoureux vint proposer à Francesca de se promener sur le lac. L’Italienne accepta, sans doute pour jouer son rôle de jeune miss aux yeux du village ; mais elle emmena Gina. Les moindres actions de Francesca Colonna trahissaient une éducation supérieure et le plus haut rang social. À la manière dont s’assit l’Italienne au bout de la barque, Rodolphe se sentit en quelque sorte séparé d’elle ; et devant l’expression d’une vraie fierté de noble, sa familiarité préméditée tomba. Par un regard, Francesca se fit princesse avec tous les privilèges dont elle eût joui au Moyen-Âge. Elle semblait avoir deviné les secrètes pensées de ce vassal qui avait l’audace de se constituer son protecteur. Déjà, dans l’ameublement du salon où Francesca l’avait reçu, dans sa toilette et dans les petites choses qui lui servaient, Rodolphe avait reconnu les indices d’une nature élevée et d’une haute fortune. Toutes ces observations lui revinrent à la fois dans la mémoire, et il devint rêveur après avoir été pour ainsi dire refoulé par la dignité de Francesca. Gina, cette confidente à peine adolescente, semblait elle-même avoir un masque railleur en regardant Rodolphe en dessous ou de côté. Ce visible désaccord entre la condition de l’Italienne et ses manières fut une nouvelle énigme pour Rodolphe, qui soupçonna quelqu’autre ruse semblable au faux mutisme de Gina.

— Où voulez-vous aller ? signora Lamporani, dit-il.

— Vers Lucerne, répondit en français Francesca.

— Bon ! pensa Rodolphe, elle n’est pas étonnée de m’entendre lui dire son nom, elle avait sans doute prévu ma demande à Gina, la rusée ! — Qu’avez-vous contre moi ? dit-il en venant enfin s’as-