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propre, on assassine souvent de pauvres créatures vertueuses ; car il existe vraiment, ma chère, des femmes vertueuses, et l’on se crée des haines mortelles. Un peu trop tard, j’ai appris que, suivant l’expression du duc d’Albe, un saumon vaut mieux que mille grenouilles ! Certes, un véritable amour donne mille fois plus de jouissances que les passions éphémères qu’on excite ! Eh bien ! je suis venue ici pour vous prêcher. Oui, vous êtes la cause de mon apparition dans ce salon qui pue le peuple. Ne viens-je pas d’y voir des acteurs ? Autrefois, ma chère, on les recevait dans son boudoir ; mais au salon, fi donc ! Pourquoi me regardez-vous d’un air si étonné ? Écoutez-moi ! Si vous voulez vous jouer des hommes, reprit la vieille dame, ne bouleversez le cœur que de ceux dont la vie n’est pas arrêtée, de ceux qui n’ont pas de devoirs à remplir ; les autres ne nous pardonnent pas les désordres qui les ont rendus heureux. Profitez de cette maxime due à ma vieille expérience. Ce pauvre Soulanges, par exemple, auquel vous avez fait tourner la tête, et que, depuis quinze mois, vous avez enivré, Dieu sait comme ! eh bien ! savez-vous sur quoi portaient vos coups ?… sur sa vie tout entière. Il est marié depuis six mois, il est adoré d’une charmante créature qu’il aime et qu’il trompe ; elle vit dans les larmes et dans le silence le plus amer. Soulanges a eu des moments de remords plus cruels que ses plaisirs n’étaient doux. Et vous, petite rusée, vous l’avez trahi. Eh bien ! venez contempler votre ouvrage.

La vieille duchesse prit la main de madame de Vaudremont, et elles se levèrent.

— Tenez, lui dit madame de Grandlieu en lui montrant des yeux l’inconnue pâle et tremblante sous les feux du lustre, voilà ma petite nièce, la comtesse de Soulanges, elle a enfin cédé aujourd’hui à mes instances, elle a consenti à quitter la chambre de douleur où la vue de son enfant ne lui apportait que de bien faibles consolations ; la voyez-vous ? elle vous paraît charmante : eh bien ! chère belle, jugez de ce qu’elle devait être quand le bonheur et l’amour répandaient leur éclat sur cette figure maintenant flétrie.

La comtesse détourna silencieusement la tête et parut en proie à de graves réflexions. La duchesse l’amena jusqu’à la porte de la salle de jeu ; puis, après y avoir jeté les yeux, comme si elle eût voulu y chercher quelqu’un : — Et voilà Soulanges, dit-elle à la jeune coquette d’un son de voix profond.

La comtesse frissonna quand elle aperçut, dans le coin le moins