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treize années qui s’écoulèrent de 1807 à 1821, aucune scène digne d’être rapportée. Madame de Granville resta exactement la même du moment où elle perdit le cœur de son mari que pendant les jours où elle se disait heureuse. Elle fit des neuvaines pour prier Dieu et les saints de l’éclairer sur les défauts qui déplaisaient à son époux et de lui enseigner les moyens de ramener la brebis égarée ; mais plus ses prières avaient de ferveur, moins Granville paraissait au logis. Depuis cinq ans environ, l’Avocat-Général, à qui la Restauration donna de hautes fonctions dans la magistrature, s’était logé à l’entresol de son hôtel, pour éviter de vivre avec la comtesse de Granville. Chaque matin il se passait une scène qui, s’il faut en croire les médisances du monde, se répète au sein de plus d’un ménage où elle est produite par certaines incompatibilités d’humeur, par des maladies morales ou physiques, ou par des travers qui conduisent bien des mariages aux malheurs retracés dans cette histoire. Sur les huit heures du matin, une femme de chambre, assez semblable à une religieuse, venait sonner à l’appartement du comte de Granville. Introduite dans le salon qui précédait le cabinet du magistrat, elle redisait au valet de chambre, et toujours du même ton, le message de la veille.

— Madame fait demander à monsieur le comte s’il a bien passé la nuit, et si elle aura le plaisir de déjeuner avec lui.

— Monsieur, répondait le valet de chambre après être allé parler à son maître, présente ses hommages à madame la comtesse, et la prie d’agréer ses excuses ; une affaire importante l’oblige à se rendre au Palais.

Un instant après, la femme de chambre se présentait de nouveau, et demandait de la part de madame si elle aurait le bonheur de voir monsieur le comte avant son départ. — Il est parti, répondait le valet, tandis que souvent le cabriolet était encore dans la cour.

Ce dialogue par ambassadeur devint un cérémonial quotidien. Le valet de chambre de Granville, qui, favori de son maître, causa plus d’une querelle dans le ménage par son irréligion et par le relâchement de ses mœurs, se rendait même quelquefois par forme dans le cabinet où son maître n’était pas, et revenait faire les réponses d’usage. L’épouse affligée guettait toujours le retour de son mari, se mettait sur le perron afin de se trouver sur son passage et arriver devant lui comme un remords. La taquinerie vétilleuse qui anime les caractères monastiques faisait le fond de