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au monsieur noir qu’à un jeune homme confiant, prêt à s’abandonner au courant de la vie, comme ces deux femmes insouciantes et laborieuses qui, le lendemain peut-être, manqueraient de pain ; il paraissait être sous l’influence des joies du premier âge, son sourire avait quelque chose de caressant et d’enfantin. Quand, sur les cinq heures, le joyeux dîner fut terminé par quelques verres de vin de Champagne, Roger proposa le premier d’aller sous les châtaigniers au bal du village, où Caroline et lui dansèrent ensemble : leurs mains se pressèrent avec intelligence, leurs cœurs battirent animés d’une même espérance ; et sous le ciel bleu, aux rayons obliques et rouges du couchant, leurs regards arrivèrent à un éclat qui pour eux faisait pâlir celui du ciel. Étrange puissance d’une idée et d’un désir ! Rien ne semblait impossible à ces deux êtres. Dans ces moments magiques où le plaisir jette ses reflets jusque sur l’avenir, l’âme ne prévoit que du bonheur. Cette jolie journée avait déjà créé pour tous deux des souvenirs auxquels ils ne pouvaient rien comparer dans le passé de leur existence. La source serait-elle donc plus gracieuse que le fleuve, le désir serait-il plus ravissant que la jouissance, et ce qu’on espère plus attrayant que tout ce qu’on possède ?

— Voilà donc la journée déjà finie ! Cette exclamation échappait à l’inconnu au moment où cessait la danse, et Caroline le regarda d’un air compatissant en lui voyant reprendre une légère teinte de tristesse.

— Pourquoi ne seriez-vous pas aussi content à Paris qu’ici ? dit-elle. Le bonheur n’est-il qu’à Saint-Leu ? Il me semble maintenant que je ne puis être malheureuse nulle part.

L’inconnu tressaillit à ces paroles dictées par ce doux abandon qui entraîne toujours les femmes plus loin qu’elles ne veulent aller, de même que la pruderie leur donne souvent plus de cruauté qu’elles n’en ont. Pour la première fois, depuis le regard qui avait en quelque sorte commencé leur amitié, Caroline et Roger eurent une même pensée ; s’ils ne l’exprimèrent pas, ils la sentirent au même moment par une mutuelle impression, semblable à celle d’un bienfaisant foyer qui les aurait consolés des atteintes de l’hiver ; puis, comme s’ils eussent craint leur silence, ils se rendirent alors à l’endroit où leur modeste voiture les attendait ; mais avant d’y monter, ils se prirent fraternellement par la main, et coururent dans une allée sombre devant madame Crochard. Quand ils ne virent plus le blanc bonnet de tulle qui leur indiquait la vieille mère comme