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la première rencontre où son regard avait inspiré une sorte de crainte à la vieille mère, jamais ses yeux ne parurent faire attention au tableau pittoresque que présentaient ces deux gnômes femelles. À l’exception de deux grandes portes et de la boutique obscure d’un ferrailleur, il n’existait à cette époque, dans la rue du Tourniquet, que des fenêtres grillées qui éclairaient par des jours de souffrance les escaliers de quelques maisons voisines ; le peu de curiosité du passant ne pouvait donc pas se justifier par de dangereuses rivalités ; aussi, madame Crochard était-elle piquée de voir son monsieur noir, tel fut le nom qu’elle lui donna, toujours gravement préoccupé, tenir les yeux baissés vers la terre ou levés en avant, comme s’il eût voulu lire l’avenir dans le brouillard du Tourniquet. Néanmoins, un matin, vers la fin du mois de septembre, la tête lutine de Caroline Crochard se détachait si brillamment sur le fond obscur de sa chambre, et se montrait si fraîche au milieu des fleurs tardives et des feuillages flétris entrelacés autour des barreaux de la fenêtre ; enfin la scène journalière présentait alors des oppositions d’ombre et de lumière, de blanc et de rose, si bien mariées à la mousseline que festonnait la gentille ouvrière, avec les tons bruns et rouges des fauteuils, que l’inconnu contempla fort attentivement les effets de ce vivant tableau. Fatiguée de l’indifférence de son monsieur noir, la vieille mère avait, à la vérité, pris le parti de faire un tel cliquetis avec ses bobines, que le passant morne et soucieux fut peut-être contraint par ce bruit insolite à regarder chez elle. L’étranger échangea seulement avec Caroline un regard, rapide il est vrai, mais par lequel leurs âmes eurent un léger contact, et ils conçurent tous deux le pressentiment qu’ils penseraient l’un à l’autre. Quand le soir, à quatre heures, l’inconnu revint, Caroline distingua le bruit de ses pas sur le pavé criard, et quand ils s’examinèrent, il y eut de part et d’autre une sorte de préméditation : les yeux du passant furent animés d’un sentiment de bienveillance qui le fit sourire, et Caroline rougit : la vieille mère les observa tous deux d’un air satisfait. À compter de cette mémorable matinée, le monsieur noir traversa deux fois par jour la rue du Tourniquet, à quelques exceptions près, que les deux femmes surent remarquer ; elles jugèrent, d’après l’irrégularité de ses heures de retour, qu’il n’était ni aussi promptement libre, ni aussi strictement exact qu’un employé subalterne. Pendant les trois premiers mois de l’hiver, deux fois par jour, Caroline et le passant se virent ainsi pendant le temps