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car son nez sexagénaire portait une paire de ces antiques lunettes qui tiennent sur le bout des narines par la force avec laquelle elles les compriment. Quand venait le soir, ces deux laborieuses créatures plaçaient entre elles une lampe dont la lumière, passant à travers deux globes de verre remplis d’eau, jetait sur leur ouvrage une forte lueur qui permettait à l’une de voir les fils les plus déliés fournis par les bobines de son tambour, et à l’autre les dessins les plus délicats tracés sur l’étoffe qu’elle brodait. La courbure des barreaux avait permis à la jeune fille de mettre sur l’appui de la fenêtre une longue caisse en bois pleine de terre où végétaient des pois de senteur, des capucines, un petit chèvrefeuille malingre et des volubilis dont les tiges débiles grimpaient autour des barreaux. Ces plantes presque étiolées produisaient de pâles fleurs, harmonie de plus qui mêlait je ne sais quoi de triste et de doux dans le tableau présenté par cette croisée, dont la baie encadrait bien ces deux figures. À l’aspect fortuit de cet intérieur, le passant le plus égoïste emportait une image complète de la vie que mène à Paris la classe ouvrière, car la brodeuse ne paraissait vivre que de son aiguille. Bien des gens n’atteignaient pas le tourniquet sans s’être demandé comment une jeune fille pouvait conserver des couleurs en vivant dans cette cave. Un étudiant passait-il par là pour gagner le pays latin, sa vive imagination lui faisait déplorer cette vie obscure et végétative, semblable à celle du lierre qui tapisse de froides murailles, ou à celle de ces paysans voués au travail, et qui naissent, labourent, meurent ignorés du monde qu’ils ont nourri. Un rentier se disait après avoir examiné la maison avec l’œil d’un propriétaire : — Que deviendront ces deux femmes si la broderie vient à n’être plus de mode ? Parmi les gens qu’une place à l’Hôtel-de-Ville ou au Palais forçait à passer par cette rue à des heures fixes, soit pour se rendre à leurs affaires, soit pour retourner dans leurs quartiers respectifs, peut-être se trouvait-il quelque cœur charitable. Peut-être un homme veuf ou un Adonis de quarante ans, à force de sonder les replis de cette vie malheureuse, comptait-il sur la détresse de la mère et de la fille pour posséder à bon marché l’innocente ouvrière dont les mains agiles et potelées, le cou frais et la peau blanche, attrait dû sans doute à l’habitation de cette rue sans soleil, excitaient son admiration. Peut-être aussi quelque honnête employé à douze cents francs d’appointements, témoin journalier de l’ardeur que cette jeune fille por-