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— Que fait-il ?

— Compagnon de Labédoyère ; il était proscrit, sans asile, Servin l’a caché, et…

— Servin est un honnête garçon qui s’est bien comporté, s’écria Piombo ; mais vous faites mal, vous, ma fille, d’aimer un autre homme que votre père…

— Il ne dépend pas de moi de ne pas aimer, répondit doucement Ginevra.

— Je me flattais, reprit son père, que ma Ginevra me serait fidèle jusqu’à ma mort, que mes soins et ceux de sa mère seraient les seuls qu’elle aurait reçus, que notre tendresse n’aurait pas rencontré dans son âme de tendresse rivale, et que…

— Vous ai-je reproché votre fanatisme pour Napoléon ? dit Ginevra. N’avez-vous aimé que moi ? n’avez-vous pas été des mois entiers en ambassade ? n’ai-je pas supporté courageusement vos absences ? La vie a des nécessités qu’il faut savoir subir.

— Ginevra !

— Non, vous ne m’aimez pas pour moi, et vos reproches trahissent un insupportable égoïsme.

— Tu accuses l’amour de ton père, s’écria Piombo les yeux flamboyants.

— Mon père, je ne vous accuserai jamais, répondit Ginevra avec plus de douceur que sa mère tremblante n’en attendait. Vous avez raison dans votre égoïsme, comme j’ai raison dans mon amour. Le ciel m’est témoin que jamais fille n’a mieux rempli ses devoirs auprès de ses parents. Je n’ai jamais eu que bonheur et amour là où d’autres voient souvent des obligations. Voici quinze ans que je ne me suis pas écartée de dessous votre aile protectrice, et ce fut un bien doux plaisir pour moi que de charmer vos jours. Mais serais-je donc ingrate en me livrant au charme d’aimer, en désirant un époux qui me protège après vous ?

— Ah ! tu comptes avec ton père, Ginevra, reprit le vieillard d’un ton sinistre.

Il se fit une pause effrayante pendant laquelle personne n’osa parler. Enfin, Bartholoméo rompit le silence en s’écriant d’une voix déchirante : — Oh ! reste avec nous, reste auprès de ton vieux père ! Je ne saurais te voir aimant un homme. Ginevra, tu n’attendras pas longtemps ta liberté…

— Mais, mon père, songez donc que nous ne vous quitterons