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Le lendemain n’était pas un jour de leçon, Ginevra vint à l’atelier et le prisonnier put rester auprès de sa compatriote ; Servin, qui avait une esquisse à terminer, permit au reclus d’y demeurer en servant de mentor aux deux jeunes gens, qui s’entretinrent souvent en corse. Le pauvre soldat raconta ses souffrances pendant la déroute de Moscou, car il s’était trouvé, à l’âge de dix-neuf ans, au passage de la Bérézina, seul de son régiment après avoir perdu dans ses camarades les seuls hommes qui pussent s’intéresser à un orphelin. Il peignit en traits de feu le grand désastre de Waterloo. Sa voix fut une musique pour l’Italienne. Élevée à la corse, Ginevra était en quelque sorte la fille de la nature, elle ignorait le mensonge et se livrait sans détour à ses impressions, elle les avouait, ou plutôt les laissait deviner sans le manége de la petite et calculatrice coquetterie des jeunes filles de Paris.

Pendant cette journée, elle resta plus d’une fois, sa palette d’une main, son pinceau de l’autre, sans que le pinceau s’abreuvât des couleurs de la palette : les yeux attachés sur l’officier et la bouche légèrement entr’ouverte, elle écoutait, se tenant toujours prête à donner un coup de pinceau qu’elle ne donnait jamais. Elle ne s’étonnait pas de trouver tant de douceur dans les yeux du jeune homme, car elle sentait les siens devenir doux malgré sa volonté de les tenir sévères ou calmes. Puis, elle peignait ensuite avec une attention particulière et pendant des heures entières, sans lever la tête, parce qu’il était là, près d’elle, la regardant travailler. La première fois qu’il vint s’asseoir pour la contempler en silence, elle lui dit d’un son de voix ému, et après une longue pause : — Cela vous amuse donc, de voir peindre ?

Ce jour-là, elle apprit qu’il se nommait Luigi. Avant de se séparer, ils convinrent que, les jours d’atelier, s’il arrivait quelque événement politique important, Ginevra l’en instruirait en chantant à voix basse certains airs italiens.

Le lendemain, mademoiselle Thirion apprit sous le secret à toutes ses compagnes que Ginevra di Piombo était aimée d’un jeune homme qui venait, pendant les heures consacrées aux leçons, s’établir dans le cabinet noir de l’atelier.

— Vous qui prenez son parti, dit-elle à mademoiselle Roguin, examinez-la bien, et vous verrez à quoi elle passera son temps.

Ginevra fut donc observée avec une attention diabolique. On écouta ses chansons, on épia ses regards. Au moment où elle ne