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termes les plus respectueux et les plus attendris, à un attachement de sa première jeunesse, et encore ne nous livra-t-il que le prénom de la personne dont, après tant d’années, le souvenir lui faisait les yeux humides. Nous en eût-il dit davantage, nous n’abuserions certes pas de ses confidences ; le génie d’un grand écrivain appartient à tout le monde, mais son cœur est à lui.

N’allez pas vous imaginer d’après cela que Balzac fût austère et pudibond en paroles : l’auteur des Contes drolatiques était trop nourri de Rabelais et trop pantagruéliste pour ne pas avoir le mot pour rire ; il savait de bonnes histoires et en inventait : ses grasses gaillardises entrelardées de crudités gauloises eussent fait crier shocking au cant épouvanté ; mais ses lèvres rieuses et bavardes étaient scellées comme le tombeau lorsqu’il s’agissait d’un sentiment sérieux. À peine laissa-t-il deviner à ses plus chers son amour pour une étrangère de distinction, amour dont on peut parler, puisqu’il fut couronné par le mariage. C’est à cette passion conçue depuis longtemps qu’il faut rapporter ses excursions lointaines, dont le but resta jusqu’au dernier jour un mystère pour ses amis.

Balzac avait quitté la rue des Batailles pour les Jardies : il alla ensuite demeurer à Passy. La maison qu’il habitait, située sur une pente abrupte, offrait une disposition architecturale assez singulière. — On y entrait :


Un peu comme le vin entre dans les bouteilles.


Il fallait descendre trois étages pour arriver au premier.

Vers cette époque, Balzac commença à manifester du goût pour les vieux meubles, les bahuts, les potiches ; le moindre morceau de bois vermoulu qu’il achetait rue de Lappe avait toujours une provenance illustre, et il faisait des généalogies circonstanciées à ses moindres biblots. — Il les cachait çà et là, toujours à cause de ces créanciers fantastiques dont nous commencions à douter. Nous nous amusâmes même à répandre le bruit que Balzac était millionnaire.

Ce qui donnait quelque vraisemblance à notre plaisanterie, c’était la nouvelle demeure qu’habitait Balzac, rue Fortunée, dans le quartier Beaujon, moins peuplé alors qu’il ne l’est