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il a, je crois, un album à la main. Par ma foi, je suis un grand sot ! Ne serait-ce pas le jeune homme en quête de qui nous sommes ?

À cette pensée le vieux marin fit marcher tout doucement son cheval sur le sable, de manière à pouvoir arriver sans bruit auprès de sa nièce. Le vice-amiral avait fait trop de noirceurs dans les années 1771 et suivantes, époques de nos annales où la galanterie était en honneur, pour ne pas deviner sur-le-champ qu’Émilie avait par le plus grand hasard rencontré l’inconnu du bal de Sceaux. Malgré le voile que l’âge répandait sur ses yeux gris, le comte de Kergarouët sut reconnaître les indices d’une agitation extraordinaire chez sa nièce, en dépit de l’immobilité qu’elle essayait d’imprimer à son visage. Les yeux perçants de la jeune fille étaient fixés avec une sorte de stupeur sur l’étranger qui marchait paisiblement devant elle.

— C’est bien ça ! se dit le marin, elle va le suivre comme un vaisseau marchand suit un corsaire. Puis, quand elle l’aura vu s’éloigner, elle sera au désespoir de ne pas savoir qui elle aime, et d’ignorer si c’est un marquis ou un bourgeois. Vraiment les jeunes têtes devraient toujours avoir auprès d’elles une vieille perruque comme moi…

Il poussa tout à coup son cheval à l’improviste de manière à faire partir celui de sa nièce, et passa si vite entre elle et le jeune promeneur, qu’il le força de se jeter sur le talus de verdure qui encaissait le chemin. Arrêtant aussitôt son cheval, le comte s’écria :

— Ne pouviez-vous pas vous ranger ?

— Ah ! pardon, monsieur, répondit l’inconnu. J’ignorais que ce fût à moi de vous faire des excuses de ce que vous avez failli me renverser.

— Eh ! l’ami, finissons, reprit aigrement le marin en prenant un son de voix dont le ricanement avait quelque chose d’insultant.

En même temps le comte leva sa cravache comme pour fouetter son cheval, et toucha l’épaule de son interlocuteur en disant : — Le bourgeois libéral est raisonneur, tout raisonneur doit être sage.

Le jeune homme gravit le talus de la route en entendant ce sarcasme ; il se croisa les bras et répondit d’un ton fort ému : — Monsieur, je ne puis croire, en voyant vos cheveux blancs, que vous vous amusiez encore à chercher des duels.