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L’AMI PATIENCE.

a conservé mille odeurs suspectes, dont le lit fait hésiter, dont la cuvette garde un cheveu collé dans la poussière du fond.

Je songeais à tout cela en regardant allumer le gaz, sentant ma détresse d’isolé accrue par la tombée des ombres. Que vais-je faire après dîner ? J’étais seul, tout seul, perdu lamentablement.

Un gros homme vint s’asseoir à la table voisine, et il commanda d’une voix formidable :

— Garçon, mon bitter !

Le mon sonna dans la phrase comme un coup de canon. Je compris aussitôt que tout était à lui, bien à lui, dans l’existence, et pas à un autre, qu’il avait son caractère, nom d’un nom, son appétit, son pantalon, son n’importe quoi d’une façon propre, absolue, plus complète que n’importe qui. Puis il regarda autour de lui d’un air satisfait. On lui apporta son bitter, et il appela :

— Mon journal !

Je me demandais : « Quel peut bien être son journal ? » Le titre, certes, allait me révéler son opinion, ses théories, ses principes, ses marottes, ses naïvetés.

Le garçon apporta « le Temps ». Je fus surpris. Pourquoi le Temps, journal grave, gris, doctrinaire, pondéré ? Je pensai :

— C’est donc un homme sage, de mœurs