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S’il est étrange que l’on ait décrié l’intérêt privé considéré non pas dans ses abus immoraux, mais comme mobile providentiel de toute activité humaine, il est bien plus étrange encore que l’on en tienne aucun compte, et qu’on croie pouvoir, sans compter avec lui, faire de la science sociale.

Par une inexplicable folie de l’orgueil, les publicistes, en général, se considèrent comme les dépositaires et les arbitres de ce moteur. Le point de départ de chacun d’eux est toujours celui-ci : Supposons que l’humanité est un troupeau, et que je suis le berger, comment dois-je m’y prendre pour rendre l’humanité heureuse ? — Ou bien : Étant donné d’un côté une certaine quantité d’argile, et de l’autre un potier, que doit faire le potier pour tirer de l’argile tout le parti possible ?

Nos publicistes peuvent différer quand il s’agit de savoir quel est le meilleur potier, celui qui pétrit le plus avantageusement l’argile ; mais ils s’accordent en ceci, que leur fonction est de pétrir l’argile humaine, comme le rôle de l’argile est d’être pétrie par eux. Ils établissent entre eux, sous le titre de législateurs, et l’humanité, des rapports analogues à ceux de tuteur à pupille. Jamais l’idée ne leur vient que l’humanité est un corps vivant, sentant, voulant et agissant selon des lois qu’il ne s’agit pas d’inventer, puisqu’elles existent, et encore moins d’imposer, mais d’étudier ; qu’elle est une agglomération d’êtres en tout semblables à eux-mêmes, qui ne leur sont nullement inférieurs ni subordonnées ; qui sont doués, et d’impulsion pour agir, et d’intelligence pour choisir ; qui sentent en eux, de toutes parts, les atteintes de la Responsabilité et de la Solidarité ; et enfin, que de tous ces phénomènes, résulte un ensemble de rapports existants par eux-mêmes, que la science n’a pas à créer, comme ils l’imaginent, mais à observer.

Rousseau est, je crois, le publiciste qui a le plus naïve-