Page:Œuvres complètes de Frédéric Bastiat, Guillaumin, 6.djvu/604

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tortueux sentiers de l’existence, celles qu’il y vient d’appeler. Mais bientôt sa beauté s’efface, sa grâce s’évanouit, ses sens s’émoussent, son corps décline, sa mémoire se trouble, ses idées s’affaiblissent, hélas ! et ses affections mêmes, sauf en quelques âmes d’élite, semblent s’imprégner d’égoïsme, perdent ce charme, cette fraîcheur, ce naturel sincère et naïf, cette profondeur, cet idéal, cette abnégation, cette poésie, ce parfum indéfinissable, qui sont le privilége d’un autre âge. Et malgré les précautions ingénieuses que la nature a prises pour retarder sa dissolution, précautions que la physiologie résume par le mot vis medicatrix, — seules et tristes harmonies dont il faut bien que cette science se contente, — il repasse en sens inverse la série de ses perfectionnements, il abandonne l’une après l’autre sur le chemin toutes ses acquisitions, il marche de privations en privations vers celle qui les comprend toutes. Oh ! le génie de l’optimisme lui-même ne saurait rien découvrir de consolant et d’harmonieux dans cette lente et irrémissible dégradation, à voir cet être, autrefois si fier et si beau, descendre tristement dans la tombe… La tombe !… Mais n’est-ce pas une porte à l’autre séjour !… C’est ainsi, quand la science s’arrête, que la religion renoue[1], même pour l’individu, dans une autre patrie, les concordances harmoniques interrompues ici-bas[2].

Malgré ce dénoûment fatal, la physiologie cesse-t-elle de

  1. Religion (religare, relier), ce qui rattache la vie actuelle à la vie future, les vivants aux morts, le temps à l’éternité, le fini à l’infini, l’homme à Dieu.
  2. Ne dirait-on pas que la justice divine, si incompréhensible quand on considère le sort des individus, devient éclatante quand on réfléchit sur les destinées des nations ? La vie de chaque homme est un drame qui se noue sur un théâtre et se dénoue sur un autre ; mais il n’en est pas ainsi de la vie des nations. Cette instructive tragédie commence et finit sur la terre. Voilà pourquoi l’histoire est une lecture sainte ; c’est la justice de la Providence. (De Custines, La Russie.)