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XX

RESPONSABILITÉ


Il y a dans ce livre une pensée dominante ; elle plane sur toutes ses pages, elle vivifie toutes ses lignes. Cette pensée est celle qui ouvre le symbole chrétien : Je crois en dieu.

Oui, s’il diffère de quelques économistes, c’est que ceux-ci semblent dire : « Nous n’avons guère foi en Dieu ; car nous voyons que les lois naturelles mènent à l’abîme. — Et cependant nous disons : Laissez faire ! parce que nous avons encore moins foi en nous-mêmes, et nous comprenons que tous les efforts humains pour arrêter le progrès de ces lois ne font que hâter la catastrophe. »

S’il diffère des écrits socialistes, c’est que ceux-ci disent : « Nous feignons bien de croire en Dieu ; mais au fond nous ne croyons qu’en nous-mêmes, — puisque nous ne voulons pas laisser faire, et que nous donnons tous chacun de nos plans sociaux comme infiniment supérieur à celui de la Providence. »

Je dis : Laissez faire, en d’autres termes, respectez la liberté, l’initiative humaine…[1].

  1. …parce que je crois qu’une impulsion supérieure la dirige, parce que Dieu ne pouvant agir dans l’ordre moral que par l’intermédiaire des intérêts et des volontés, il est impossible que la résultante naturelle de ces intérêts, que la tendance commune de ces volontés, aboutisse au mal définitif : — car alors ce ne serait pas seulement l’homme ou l’humanité qui marcherait à l’erreur ; c’est Dieu lui-même, impuissant ou mauvais, qui pousserait au mal sa créature avortée.

    Nous croyons donc à la liberté, parce que nous croyons à l’harmonie universelle, c’est-à-dire à Dieu. Proclamant au nom de la foi, formulant au nom de la science les lois divines, souples et vivantes, du mouvement moral, nous repoussons du pied ces institutions étroites, gauches, immobiles, que des aveugles jettent tout à travers l’admirable mécanisme. Du point de vue de l’athée, il serait absurde de dire : laissez faire le hasard ! Mais nous, croyants, nous avons le droit de crier : laissez passer l’ordre et la justice de Dieu ! Laissez marcher librement cet agent du moteur infaillible, ce rouage de transmission qu’on appelle l’initiative humaine ! — Et la liberté ainsi comprise n’est plus l’anarchique déification de l’individualisme ; ce que nous adorons, par delà l’homme qui s’agite, c’est Dieu qui le mène.

    Nous savons bien que l’esprit humain peut s’égarer : oui, sans doute, de tout l’intervalle qui sépare une vérité acquise d’une vérité qu’il pressent. Mais puisque sa nature est de chercher, sa destinée est de trouver. Le vrai, remarquons-le, a des rapports harmoniques, des affinités nécessaires non-seulement avec la forme de notre entendement et les instincts de notre cœur, mais aussi avec toutes les conditions physiques et morales de notre existence ; en sorte que, lors même qu’il échapperait à l’intelligence de l’homme comme vrai absolu, à ses sympathies innées comme juste, ou comme beau à ses aspirations idéales, il finirait encore par se faire accepter sous son aspect pratique et irrécusable d’utile.

    Nous savons que la liberté peut mener au Mal. — Mais le Mal a lui-même sa mission. Dieu ne l’a certes pas jeté au hasard devant nos pas pour nous faire tomber ; il l’a placé en quelque sorte de chaque côté du chemin que nous devions suivre, afin qu’en s’y heurtant l’homme fût ramené au bien par le mal même.

    Les volontés, comme les molécules inertes, ont leur loi de gravitation. Mais, — tandis que les êtres inanimés obéissent à des tendances préexistantes et fatales, — pour les intelligences libres, la force d’attraction et de répulsion ne précède pas le mouvement ; elle naît de la détermination volontaire qu’elle semble attendre, elle se développe en vertu de l’acte même, et réagit alors pour ou contre l’agent, par un effort progressif de concours ou de résistance qu’on appelle récompense ou châtiment, plaisir ou douleur. Si la direction de la volonté est dans le sens des lois générales, si l’acte est bon, le mouvement est secondé, le bien-être en résulte pour l’homme. — S’il s’écarte au contraire, s’il est mauvais, quelque chose le repousse ; de l’erreur naît la souffrance, qui en est le remède et le terme. Ainsi le Mal s’oppose constamment au Mal, comme le Bien provoque incessamment le Bien. Et l’on pourrait dire que, vus d’un peu haut, les écarts du libre arbitre se bornent à quelques oscillations, d’une amplitude déterminée, autour d’une direction supérieure et nécessaire ; toute rébellion persistante qui voudrait forcer cette limite n’aboutissant qu’à se détruire elle-même, sans parvenir à troubler en rien l’ordre de sa sphère.

    Cette force réactive de concours ou de répulsion, qui par la récompense et la peine régit l’orbite à la fois volontaire et fatale de l’humanité, cette loi de gravitation des êtres libres (dont le Mal n’est que la moitié nécessaire), se manifeste par deux grandes expressions, — la Responsabilité et la Solidarité : l’une qui fait retomber sur l’individu, — l’autre qui répercute sur le corps social les conséquences bonnes ou mauvaises de l’acte : l’une qui s’adresse à l’homme comme à un tout solitaire et autonome, — l’autre qui l’enveloppe dans une inévitable communauté de biens et de maux, comme élément partiel et membre dépendant d’un être collectif et impérissable, l’Humanité. — Responsabilité, sanction de la liberté individuelle, raison des droits de l’homme, — Solidarité, preuve de sa subordination sociale et principe de ses devoirs…

    (Un feuillet manquait au manuscrit de Bastiat. On me pardonnera d’avoir essayé de continuer la pensée de cette religieuse introduction.) R. F.