Page:Œuvres complètes de Frédéric Bastiat, Guillaumin, 5.djvu/456

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Mais, à tous les autres points de vue, on adopte justement l’hypothèse contraire. On n’admet pas que le mobile du progrès soit dans l’individualité, dans son aspiration naturelle vers le bien-être, aspiration de plus en plus éclairée par l’intelligence et guidée par l’expérience. Non. On part de cette donnée que l’humanité est partagée en deux : D’un côté, il y a les individus inertes, privés de tout ressort, de tout principe progressif, ou obéissant à des impulsions dépravées qui, abandonnées à elles-mêmes, tendent invinciblement vers le mal absolu ; de l’autre, il y a l’être collectif, la force commune, le gouvernement, en un mot, auquel on attribue la science infuse, la naturelle passion du bien, et la mission de changer la direction des tendances individuelles. On suppose que, s’ils étaient libres, les hommes s’abstiendraient de toute instruction, de toute religion, de toute industrie, ou, qui pis est, qu’ils rechercheraient l’instruction pour arriver à l’erreur, la religion pour aboutir à l’athéisme, et le travail pour consommer leur ruine. Cela posé, il faut que les individualités se soumettent à l’action réglementaire de l’être collectif, qui n’est pourtant autre chose que la réunion de ces individualités elles-mêmes. Or, je le demande, si les penchants naturels de toutes les fractions tendent au mal, comment les penchants naturels de l’entier tendent-ils au bien ? Si toutes les forces natives de l’homme se dirigent vers le néant, — où le gouvernement, qui est composé d’hommes, prendra-t-il son point d’appui pour changer cette direction[1] ?

Quoi qu’il en soit, tant que cette bizarre théorie prévaudra, il faudra renoncer à la liberté et aux économies qui en découlent. Il faut bien payer ses chaînes quand on les aime,

  1. V. au tome IV, le pamphlet la Loi, page 342, et notamment le passage compris dans les pages 381 à 386. (Note de l’éditeur.)