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moi l’aumône de quelques médicaments pour ma pauvre fille qui est malade. Cela ne vous coûtera aucune peine ; j’irai les cueillir moi-même dans votre propriété.

robinson. Halte-là ! ma propriété est sacrée. Je te défends d’y mettre le pied : sinon tu auras affaire avec ma carabine. Cependant, je suis bon homme ; je te permets de venir cueillir tes herbes : mais tu m’amèneras ton autre fille, qui me paraît jolie…

le naufragé. Infâme ! tu oses tenir à un père un pareil langage !

robinson. Est-ce un service que je vous rends à tous, à toi et à tes filles, en vous sauvant la vie par mes remèdes ? Oui ou non ?

le naufragé. Assurément ; mais le prix que tu y mets ?

robinson. Est-ce que je la prends de force, ta fille ? — N’est-elle pas libre ? ne l’es-tu pas toi-même ?… Et puis, ne sera-t-elle pas heureuse de partager mes loisirs ? Ne prendra-t-elle pas sa part du revenu que tu me paies ? En faisant d’elle ma fille de compagnie, ne deviens-je pas votre bienfaiteur ? Va, tu n’es qu’un ingrat !

le naufragé. Arrête, propriétaire ! J’aimerais mieux voir ma fille morte que déshonorée. Mais je la sacrifie pour sauver l’autre. Je ne te demande plus qu’une chose : c’est de me prêter tes outils de pêche ; car avec le blé que tu nous laisses, il nous est impossible de vivre. Un de mes fils, en pêchant, nous procurera quelque supplément.

robinson. Soit : je te rendrai encore ce service. Je ferai plus : je te débarrasserai de ton autre fils, et me chargerai de sa nourriture et de son éducation. Il faut que je lui apprenne à tirer le fusil, à manier le sabre, et à vivre comme moi, sans rien faire. Car, comme je me défie de vous tous, et que vous pourriez fort bien ne me pas payer, je suis bien aise, à l’occasion, d’avoir main-forte. Coquins de pauvres, qui prétendez qu’on vous prête sans intérêt ! Impies,