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59. — LA PEUR D’UN MOT


I


Un Économiste. Il est assez singulier que le Français, si plein de courage et même de témérité, qui n’a peur ni de l’épée, ni du canon, ni des revenants, ni guère du diable, se laisse quelquefois terrifier par un mot. Morbleu, j’en veux faire l’expérience. (Il s’approche d’un artisan et dit en grossissant la voix : Libre-Échange !)

L’artisan (tout effaré) : Ciel ! vous m’avez épouvanté. Comment pouvez-vous prononcer ce gros mot ?

— Et quelle idée, s’il vous plaît, y attachez-vous ?

— Aucune ; mais il est certain que ce doit être une horrible chose. Un gros monsieur vient souvent dans nos quartiers, disant : Sauve qui peut ! le libre-échange va arriver. Ah ! si vous entendiez sa voix sépulcrale ! tenez, j’en ai encore la chair de poule.

— Et le gros monsieur ne vous dit pas de quoi il s’agit ?

— Non, mais c’est assurément de quelque invention diabolique, pire que la poudre-coton ou la machine Fieschi, — ou bien de quelque bête fauve récemment trouvée dans l’Atlas, et tenant le milieu entre le tigre et le chacal, — ou encore de quelque terrible épidémie, comme le choléra asiatique.

— À moins que ce ne soit de quelqu’un de ces monstres imaginaires dont on a fait peur aux enfants, Barbe-Bleue, Gargantua ou Croquemitaine.

— Vous riez ? Eh bien ! si vous le savez, dites-moi ce que c’est que le libre-échange.

— Mon ami, c’est l’échange libre.

— Ah ! bah ! rien que cela ?