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morale si indispensable pour discerner le vrai du faux, je veux dire le désintéressement[1].

Loin de moi la pensée de faire ici la satire de la génération dont je suis le contemporain. Mais je puis dire, sans la blesser, qu’elle a moins d’aptitude à secouer le joug des erreurs dominantes. Même dans les sciences naturelles, dans celles qui ne touchent pas aux passions, un progrès a bien de la peine à se faire accepter par elle. Harvey disait n’avoir jamais rencontré un médecin au-dessus de cinquante ans qui ait voulu croire à la circulation du sang. Je dis voulu parce que, selon Pascal, « la volonté est un des principaux organes de la créance. » Et comme l’intérêt agit sur les dispositions de la volonté, est-il surprenant que les hommes que leur âge met aux prises avec les difficultés de la vie, qui sont parvenus au temps de l’action, qui agissent en conséquence de convictions enracinées, qui se sont tracé par elles une route dans le monde, repoussent instinctivement une doctrine qui pourrait déranger leurs combinaisons, et ne croient, en définitive, que ce qu’ils ont intérêt à croire ?

Il n’en est pas ainsi de l’âge destiné à l’étude et à l’examen. La nature eût contrarié ses propres desseins, si elle n’avait pas fait cet âge désintéressé. Il se peut, par exemple, que la doctrine du Libre-Échange froisse les intérêts de quelques-uns d’entre vous ou du moins de leurs familles. Eh bien ! j’ai la certitude que cet obstacle, insurmontable ailleurs, n’en est pas un dans cette enceinte. Voilà pourquoi j’ai toujours désiré me mettre en communication avec vous.

Et pourtant, vous le comprendrez, je ne puis songer à traiter à fond, ni même à aborder aujourd’hui la question du libre-échange. Une séance ne suffirait pas. Mon seul ob-

  1. V. la dédicace du tome VI. (Note de l’éditeur.)