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comme nos devanciers l’ont combattue, doctrine qu’exclut le mot même économie politique, économie du corps social. Voici les paroles de M. Vidal :

« Le principe fondamental des libéraux, ce qui domine leurs théories politiques et leurs théories économiques, c’est l’individualisme, l’individualisme poussé jusqu’à l’exagération, poussé même jusqu’au point de rendre toute société impossible. Pour eux, tout émane de l’individu, tout se résume en lui. Ne leur parlez point d’un prétendu droit social supérieur au droit individuel, de garanties collectives, de droits réciproques : ils ne reconnaissent que les droits personnels. Ce qui les préoccupe surtout, c’est la liberté dont ils se font une idée fausse, c’est la liberté purement nominale. Selon eux, la liberté est un droit négatif bien plutôt qu’un droit positif ; elle consiste non point dans le développement progressif et harmonique de toutes les facultés humaines, dans la satisfaction de tous les besoins intellectuels, moraux et physiques, mais dans l’absence de tout frein, de toute limite, de toute règle, principalement dans l’absence de subordination à toute autorité quelconque. C’est la faculté de faire tout ce qu’on veut, du moins tout ce qu’on peut, le bien comme le mal, à la rigueur, sans admettre d’autre principe de conduite que l’intérêt personnel.

L’état de société, ils le subissent parce qu’ils sont forcés de reconnaître que l’homme ne peut s’y soustraire : mais leur idéal serait ce qu’ils appellent l’état de nature, ce serait l’état sauvage. L’homme libre par excellence, à leurs yeux, c’est celui qui n’est soumis à aucune règle, à aucun devoir, dont le droit n’est point limité par le droit d’autrui ; c’est l’homme complétement isolé, c’est Robinson dans son île. Ils voient dans l’état social une dérogation à la loi naturelle ; ils pensent que l’homme ne peut s’associer à ses semblables sans sacrifier une partie de ses droits primitifs, sans aliéner sa liberté.

Ils ne comprennent pas que l’homme, créature intelligente et sympathique, c’est-à-dire essentiellement sociable, naît, vit et se développe en société, et ne peut naître, vivre, se développer sans cela ; que dès lors le véritable état de nature, c’est précisément l’état de société. Dans un accès de misanthropie, ou plutôt dans un accès de colère contre les vices de notre civilisation, Rousseau avait voulu réhabiliter la sauvagerie. Les libéraux sont encore aujourd’hui sous l’influence de cet audacieux sophisme. Ils croient que tous sont d’autant plus libres que chacun peut donner le plus libre essor à ses caprices, à sa liberté personnelle, sans s’inquiéter de la liberté et de la personnalité d’autrui. Autant vaudrait dire : — Dans une sphère déterminée, plus chacun prend d’espace, plus il en reste pour tous les autres. »

M. Vidal nous ferait presque douter qu’il eût jamais ou-