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système. Défricher les terrains vierges de la science pure, porter en même temps la hache au milieu de la forêt des préjugés gouvernementaux, et labourer en pleine révolution l’opinion publique, le sol le plus ingrat, le plus tourmenté, le plus impropre à une moisson prochaine, c’était faire triplement le métier de pionnier ; — et l’on sait que ce métier-là est mortel.

Tant qu’on ne s’agita qu’autour du libre-échange, comme il y avait là un symbole commun et un drapeau reconnu, Bastiat se trouva aidé et soutenu vigoureusement ; et contre la résistance de l’ignorance, des préjugés et des intérêts égoïstes, la lutte, en dépit de quelques tiraillements, fut possible. Mais quand arriva le socialisme et la grande bataille où l’on n’avait plus le temps de s’entendre d’avance, quand Bastiat fut entraîné par l’urgence du péril à combattre à sa manière, et à jeter de plus en plus dans la mêlée des idées à lui, — idées presque aussi neuves pour ses alliés que pour ses adversaires, — il se trouva dans la position d’un chef qui, au milieu du feu, changerait l’armement et la tactique de son parti : tout en admirant sa nouvelle manière de faire, on se contenta de le regarder ; et plus il s’avançait ainsi, plus il se trouvait seul. Or la collectivité est indispensable aux succès d’opinion et à l’effet sur les masses : un homme qui combat isolé ne peut que mourir admirablement. Quand les Harmonies parurent et mirent plus au jour les vues nouvelles que les Sophismes et les Pamphlets avaient seulement fait pressentir, il se fit un silence froid dans l’école déroutée, et la plupart des économistes se prononcèrent contre les idées de Bastiat.

Cet abandon lui fut très sensible, mais il ne s’en étonna ni ne s’en plaignit : il se sentait trop près de sa fin pour