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C’en est fait, ce travail si beau, qui m’était dû,
Est donné ! Vainement une main charitable :
Me protégeait, ce coup était inévitable.
Mon ennemi l’emporte et m’ôte tout espoir !
(Il aperçoit le journal qui est sur la boîte de couleurs.)
Quoi ! ce journal ! encor !… je ne veux plus le voir
(Il déchire le journal et jette les morceaux loin de lui.}
C’est mon rival, le chef de la nouvelle école,
C’est Jardy qui peindra cette immense coupole !
Moi, je n’ai rien. Mon nom n’obtient que des mépris !
De mes nombreux travaux est-ce donc là le prix ?
Il n’est donc ici-bas nuls triomphes durables,
Si le sot jugement de quelques misérables
Peut détruire en un jour quarante ans de succès ?
Et quels succès !… D’orgueil comme je frémissais
Quand devant ces tableaux, aujourd’hui leur risée,
La foule avec ardeur se pressait au Musée !
Chacun voulait les voir, on se battait pour eux.
Que j’étais fier… hélas ! et que j’étais heureux,
Quand l’empereur, après une grande victoire,
Choisissait mes pinceaux pour en tracer l’histoire,
Et me disait, devant mes confrères jaloux :
« Ah ! Morin, nous venons de travailler pour vous ! »
Ces mots flattent encor mon oreille charmée.
Eh quoi ! tant de succès et tant de renommée
Sont à jamais détruits !… par des fous sans talent
Qui vendent au hasard leur langage insolent,
Qui se font un état dans la littérature
En prenant bassement ma gloire pour pâture ;
En frappant sans pudeur, sans haine et sans danger
Un vieillard qui n’a plus de fils pour le venger !
(Il parcourt l’atelier et contemple ses tableaux.)
Ô mes tableaux ! témoins de ma sombre agonie,
Recevez mes adieux, espoir de mon génie !
Que mon talent par vous soit réhabilité,
Et que ma mort vous rende à la postérité !
(Il ouvre une cassette remplie de journaux qu’il déploie. Il prend un cahier cacheté de noir et le met dans la cassette.)
Je mets mon testament sur ce monceau d’injures,
Il renferme l’aveu de mes longues tortures.
En voyant ce poison dont s’abreuvaient mes jours,