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d’être bête. Et quel excellent conseil ! je m’en trouve si bien ! Dans le monde où je vivais avant de vous rencontrer, je passais pour un garçon d’esprit… On ne faisait aucun cas de moi, on me traitait sans façon comme un homme bon à rien. Dans votre monde, au contraire, où je passe pour un brave imbécile, on me considère… on m’écoute, on me prend au sérieux, on me croit propre à tout. Ah ! vous aviez raison, l’esprit porte malheur ; mais si je consens à être bête, je veux l’être à ma manière. Le plagiat me répugne ; or ; en me faisant l’écho d’un ennuyeux, je me sacrifie deux fois : en répétant ce qu’il dit et en me privant de ce que j’aurais pu dire.

Madame de Blossac.

Le maréchal d’Estigny n’est pas un ennuyeux… il est instruit, il a beaucoup voyagé.

Des Tourbières.

Je les connais, tous ses voyages ! ils l’ont moins fatigué que moi.

Madame de Blossac.

Le récit de ses missions diplomatiques est, selon moi, fort attachant.

Des Tourbières.

Et selon moi, fort assommant ! Ce que je ne puis lui pardonner, c’est de m’avoir attrapé de la sorte. Un maréchal, un vieux soldat qui ne parle que de protocoles, qui, au lieu de s’entourer de joyeux aides de camp avec lesquels on rit, on boit, on fume, n’a que des secrétaires qui ont une plume sur l’oreille et qui savent le latin !

Madame de Blossac.

Vous regrettez les rabâchages de combats ?

Des Tourbières.

Je les préfère aux rabâchages diplomatiques. (Il hausse la voix.) Les combats, ça se raconte à haute voix… (Il baisse la voix.) Les histoires d’ambassade, ça se marmotte à voix basse.

Madame de Blossac.

Et cela vous ennuie ?

Des Tourbières.

Cela m’endort. Et à quoi servent alors des heures entières de patience admirative, si je perds en un moment, en dormant, tout le fruit de mes veilles ?