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Qu’on ne parle pas non plus des ressentiments ou des souvenirs d’affection dont l’auteur a pu se préoccuper en écrivant son ouvrage. Les gens qui ont l’intelligence de l’art savent bien que le poète oublie ce qu’il est quand il travaille ; hélas ! il ne travaille souvent que pour l’oublier ! Le monde réel disparaît dans l’horizon immense que l’inspiration lui dévoile ; son individualité s’efface, le sentiment de sa personnalité ne l’arrête plus. En vain vous l’appellerez par son nom, il ne vous répondra pas. Il n’est plus sur la terre, et le langage que vous parlez n’est pas le sien. En vain vous lui direz : « Prends garde, ces vers que tu récites d’une voix émue sont l’apologie de ton frère, de ton ami, ou la réhabilitation de ton ennemi le plus perfide ; » il ne vous comprendra pas. Dans le monde idéal qu’il habite, il n’y a point de haine et point d’intérêt. Dans ce beau pays de prétendues chimères, où les vérités éternelles ont seules le droit de pénétrer, les êtres innocents que l’on calomnie sur la terre, que d’injustes soupçons ont flétris, les êtres courageux qui, pour prix de leurs travaux et de leurs sacrifices, ne recueillent que malheur et proscription, ne sont plus ni des alliés, ni des rivaux, ni des amis, ni des ennemis, ce sont des victimes qu’il faut défendre et des martyrs qu’il faut chanter.


6 décembre 1839.