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LETTRES PARISIENNES (1840).

grave. On doit chanter, ce soir, dans un des plus somptueux salons de Paris, le beau Requiem de Mozart. C’est enterrer l’année dignement. Mais cette messe des morts, chantée dans un salon, écoutée par des femmes orgueilleusement parées, les épaules nues, les bras nus, le front étincelant de pierreries, les regards brillants de coquetterie, n’est-ce pas une sorte de profanation ? Nous sommes curieux de savoir à quel moment du concert on passera des glaces. Sera-ce avant ou après le De profundis ?… Ô gens heureux ! vous n’avez donc jamais vu mourir ?…

On a joué, il y a quelques jours, la comédie chez madame l’ambassadrice d’Angleterre. C’était charmant et joué à merveille par de gracieuses jeunes filles, jolies comme des Anglaises jolies, c’est tout dire. On représentait un mélodrame anglais à grand spectacle, à coups de fusil, à coups de tonnerre ; un mélodrame intitulé : la Tempête sur terre. Rien de plus compliqué, de plus difficile à mettre en scène. On s’est très-bien tiré de ces difficultés. Seulement, comme sur un théâtre de société les changements à vue sont impossibles, on était obligé de baisser la toile chaque fois que la scène changeait. Les auteurs anglais font peu de cas des règles d’Aristote, et la scène changeant à tout moment, l’on baissait la toile à tout moment. Un spectateur ignorant et naïf, ne comprenant pas l’anglais d’abord, et puis le secret de cette manœuvre, a pris toutes ces interruptions pour des entr’actes ; il les comptait sérieusement et il se disait : « Il n’y a que les Anglais pour faire des pièces en vingt actes ! » Ayant une visite à faire, il a quitté le salon de l’ambassade. Quand il a paru chez madame de R… : « Eh bien, lui a-t-on dit, vous venez de voir la comédie anglaise ; comment l’avez-vous trouvée ? — Mais je ne peux guère en juger, a-t-il répondu, je n’ai vu que les quinze premiers actes ! »

Le célèbre philosophe américain qui se console d’être citoyen d’une république en amusant nos grands seigneurs prépare, dit-on, une fête splendide ; il a déjà fait la liste des personnes qu’il n’invitera pas.

L’année 1840 est terminée, et le monde n’est pas fini. Malgré ce démenti donné à leurs prédictions, les prophètes ne