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LE VICOMTE DE LAUNAY.

teurs d’esprit, des ambassadeurs d’esprit, des grands seigneurs d’esprit, des voyageurs d’esprit, il y avait même des académiciens de beaucoup d’esprit. C’était la fête de l’esprit.

Paris n’est pas à son avantage depuis trois jours, le dégel lui sied mal ; les rues ne sont pas des rues, ce sont des lagunes ; les boulevards représentent assez bien le grand canal de la cité des doges ; mais ce n’est pas Venise la belle, c’est Venise l’horrible. Le dégel vient mal à propos dans ce moment où la circulation est un bienfait, dans ces jours de générosité où les magasins se parent de toute leur magnificence pour séduire les passants ; s’il n’y a point de passants, c’est une perte pour eux. Cependant, à travers ces flots d’ex-neige, on trouve encore le moyen de naviguer et l’on tâche de choisir dans nos riches boutiques quelque objet très-utile qui soit assez joli ou quelque objet très-joli qui soit parfaitement inutile ; car un présent modeste acquiert du prix par le soin, l’attention qu’il révèle, tandis qu’un présent superbe, au contraire, ne trouve d’excuse que dans sa respectueuse inutilité.

Les Cochinchinois sont les lions du jour ; ils sont très-civilisés et très-gracieux. Dans le monde, ils paraissent se plaire beaucoup ; mais leur joie est effrayante, ils s’amusent affreusement ; chaque fois qu’ils daignent rire, ils montrent de longues dents noircies, et cette gaieté sombre attriste tous nos salons : c’est très-laid, un sourire noir ! En nous donnant de simples dents blanches, Dieu savait bien ce qu’il faisait.

Messieurs les Cochinchinois ont été présentés l’autre soir chez M. le ministre du commerce ; ils étaient superbes, en grand costume, c’est-à-dire en robe de chambre. Ils viennent à Paris de la part de leur roi pour étudier nos mœurs. Chaque fois qu’un de nos usages les frappe, ils tirent de leur ceinture une tablette recouverte en papier de Chine, de l’encre et un pinceau, et ils écrivent tranquillement leurs observations, même au milieu de la rue ; rien ne les trouble. Ce sont, dit-on, des hommes instruits et fort distingués dans leur pays. La preuve, c’est qu’ils ont le droit de se peindre les dents en noir, privilège qui n’est accordé qu’aux grands personnages de Cochinchine.

Les plaisirs commencent d’une manière brillante, mais assez