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LETTRES PARISIENNES (1840).

on n’a obtenu de lui le mal qu’au nom du bien. Ceux qui rêvaient les massacres de la Saint-Barthélemy lui parlaient de religion, et lui criaient : « Défends ton Dieu ! » Ceux qui élevaient les échafauds de 93 lui parlaient de liberté, et lui criaient : « Délivre tes frères ! » Ceux qui soudoient aujourd’hui les émeutes et les assassinats lui parlent d’outrages, et lui crient : « Venge ton honneur !… » Un seul homme a eu la bonne foi de lui dire : « Combats pour moi ! » et les Français ont suivi cet homme avec enthousiasme, et ils chérissent sa mémoire, et ils la chériront toujours, parce qu’il ne les a point trompés, parce que lui seul les a compris ; il n’a exigé d’eux aucun crime, il ne les a rendus complices d’aucune mauvaise passion, il ne leur a commandé que de mourir avec honneur, et ils ont obéi. Ah ! qu’un autre homme vienne qui leur commande à son tour de vivre avec gloire, et ils obéiront de même. C’est un peuple bien docile, et ceux qui l’égarent sont bien coupables : ils ne le connaissent pas !

Oui, c’était un beau spectacle que de voir l’autre jour ce peuple généreux saluant avec amour le cercueil triomphal ! Quel empressement ! quelle émotion ! Quatre heures d’attente sous la neige n’avaient découragé personne. On tremblait, on était ivre de froid, on souffrait horriblement ; mais on restait là, moralement soutenu par la curiosité, mentalement réchauffé par l’enthousiasme. Ceux-ci risquaient leur talent, un rhume éternel pouvait leur faire perdre la voix ; ceux-]à risquaient leur pain, un bras perclus c’était la misère pour eux ; quelques-uns risquaient leur vie ; et tous risquaient leur santé. N’importe ! on attendait avec patience, avec courage. On s’agitait bien un peu pour se réchauffer ; on n’avait point, disent les journaux, l’attitude du recueillement… Eh ! mais, on avait bien raison : le recueillement sous la neige, c’est la mort !

Il y avait là six cent mille personnes, et parmi ces six cent mille spectateurs paisibles, il y avait deux cents tapageurs qui cherchaient à troubler la solennité par leurs cris. Quoi ! sur six cent mille personnes qui rêvent l’ordre, deux cents seulement tentent le bruit ! Est-ce là la proportion ? Courage donc, gens raisonnables, unissez-vous, entendez-vous, et ne permettez pas que ceux qui sont les moins nombreux soient les plus forts.