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LE VICOMTE DE LAUNAY.

en fait d’administrateur, il n’y a pas au monde un esprit plus routinier, plus rétrograde. M. Thiers gouverne tout à fait à l’ancienne méthode, avec l’état de siège, le cabinet noir, toutes les vieilles traditions de la police, tous les vieux préjugés des bureaux, tout l’antique décorum des ministères ; les forts appointements, les grands dîners, les courbettes devant les ambassadeurs ; les plaques de diamants, les cordons en écharpe, toute la vieille friperie de l’Empire, moins la gloire, et de la Restauration, moins la dignité. Du reste, pas une réforme, pas une idée neuve ; de l’organisation de la démocratie, pas un mot ; du perfectionnement électoral, pas un mot ; des intérêts de l’agriculture, pas une idée ; du bien-être et de la moralisation du peuple, pas un souci. Que voulez-vous ! ces choses-là ne sont pas assez brillantes pour M. Thiers, elles n’ont pas l’attrait des coups de théâtre, et la mise en scène n’en rapporterait que peu d’honneur ; un homme politique qui vise à la poésie doit les dédaigner nécessairement, elles lui semblent terre à terre et froides. Peut-être ne peuvent-elles avoir beaucoup d’attrait que pour un poëte qui vise à la politique.


LETTRE VINGT-HUITIÈME..

Retour de Sainte-Hélène. — Le prince de Joinville.
20 décembre 1840.

Mon Dieu, quel admirable peuple que ce peuple français ! comme il aime tout ce qui est grand, noble, poétique, généreux ! et qu’il faudra de peine et de paroles pour en faire un peuple égoïste et bourgeois ! et encore n’y parviendra-t-on qu’en le trompant : car c’est bien là ce qui fait sa gloire, qu’il faille toujours prendre un noble langage pour le corrompre, un droit chemin pour l’égarer, un beau masque pour le trahir. Tous ceux qui, depuis des siècles, ont cherché à l’entraîner au crime, l’ont honoré du moins par leur hypocrisie ; tous les fourbes, les lâches, les envieux, les ambitieux qui ont exploité son héroïsme, ont été forcés de flatter par de brillants mensonges sa chevaleresque générosité. Nul n’a osé lui dire : « Fais cela pour ton intérêt, et prends cela pour le garder. » Jamais