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LETTRES PARISIENNES (1840).

qui êtes des marchands de bois retirés, des bonnetiers découragés, des apothicaires désenchantés ! Vous a-t-on jamais contesté le droit de renverser les ministères et de bouleverser l’Europe ? Pourquoi donc alors refusez-vous le droit de discuter les questions d’État à un grand poëte, c’est-à-dire à un homme dont le métier est de sonder les cœurs, d’étudier l’histoire, d’éclairer les peuples, de juger les rois et d’interroger Dieu ?

Et, d’ailleurs, qu’est-ce donc que la politique que vous faites ? C’est de la poésie, et rien que cela. Votre patron, M. Thiers, qu’est-il lui-même en politique ? Un grand poëte, et voilà tout. Que cherche-t-il dans ses rêves de gouvernement ? des effets poétiques, toujours. Il envoie nos vaisseaux par delà les mers redemander au roc de Sainte-Hélène les cendres du grand empereur, afin que le héros des batailles, ramené en triomphe de la terre d’exil, puisse dormir sous le ciel de la patrie, entouré de ses vieux soldats. Est-ce une pensée politique bien sérieuse, cela ? Non. Mais c’est une idée poétique, pleine de grandeur.

Il fait construire un char monumental qui, promenant par la ville sa funèbre immensité, s’en va porter dans une tombe glorieuse la dépouille vénérée des victimes de Juillet. Le nom des héros est inscrit sur une élégante colonne du haut de laquelle s’élance le génie de la Liberté. Est-ce une pensée politique sérieuse, cela ? Non. Mais c’est une idée poétique, mythologique même, qui est très-belle.

Il envoie auprès du pacha, comme ambassadeur mystérieux, M. le comte Walewski… Est-ce une pensée politique bien sérieuse ? Non. Mais M. Walewski en Égypte… c’est une idée poétique qui séduit.

M. Thiers sollicite pour sa jeune femme le grand cordon de Marie-Louise ; à force d’instances il l’obtient. Est-ce une pensée politique bien sérieuse ? Non. Mais parer d’un beau ruban amarante et blanc une jolie petite personne, c’est une idée poétique très-gracieuse. Ce n’est point une idée révolutionnaire, du moins.

Ah ! voilà ce que nous ne pouvons entendre de sang-froid, c’est M. Thiers se vantant d’être révolutionnaire ! cela nous paraît d’une incroyable fatuité. Lui révolutionnaire !… Mais,