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LETTRES PARISIENNES (1840).

commune, une tournure commune, des manières communes. C’est le bonheur de M. Thiers.

Mais ces inestimables avantages qui, en France, vous élèvent si promptement au pouvoir, par une contradiction fâcheuse, à l’étranger vous nuisent singulièrement. L’Europe ne comprend rien à nos idées libérales ; elle a encore là-dessus toutes sortes d’idées ridicules. Il lui faut des grands seigneurs, il lui faut des manières élégantes ; elle en est encore à se servir de ce vieux mot : la politesse des cours, qui n’a plus de signification parmi nous. Or ce qui nous enchante lui déplaît, et elle a beaucoup de peine à prendre au sérieux nos diplomates de comptoir et nos seigneurs plébéiens. Elle se moque d’eux, et elle a raison ; ils le méritent, car ils n’ont pas voulu se faire respecter.

Il y avait un moyen pour eux d’être plus grands que les grands seigneurs, plus nobles que toutes les noblesses de l’Europe, c’était de rester à leur place et de se faire une dignité de leur systématique abnégation. Il fallait que les manières des ministres de la révolution de Juillet fussent imposantes à force de simplicité, et menaçantes à force de modestie. Un homme qui n’a point de vanité est bien puissant auprès d’un homme que les vanités seules font vivre. Un grand seigneur est bien peu de chose vis-à-vis d’un homme qui ne croit pas aux grands seigneurs. Dorante et Dorimène, si grands devant le bourgeois gentilhomme, sont bien petits devant madame Jourdain, qui se moque de leur qualité. M. Thiers, enfant d’une révolution, ère d’égalité et d’intelligence, devait rester conséquent avec les principes qu’il représentait. Loin d’étaler un faste ridicule, de se chamarrer d’ordres de toutes les couleurs, de s’affubler d’habits brodés (et quels habits !), loin de singer dans leurs manières les ambassadeurs qu’il recevait, il devait au contraire les étonner par une modération significative, par une personnelle indifférence pour tout ce qui est luxe et splendeur. On n’est ridicule, on n’est vulnérable que par ses prétentions. D’ailleurs, chaque puissance a son prestige, et le prestige de l’homme d’État populaire est dans sa simplicité.

Quelle influence M. Thiers aurait aujourd’hui sur les diplo-