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LE VICOMTE DE LAUNAY.

nous pensons que c’est un bien terrible effet pour une aussi petite cause.

Mais il faut rendre justice à M. Thiers, il n’est pas le seul qui aime beaucoup à être ministre, et s’il parvient à l’être si souvent, c’est qu’il a pour complice toute la partie vivace de la nation, dont il est le chef naturel et le véritable représentant. Nous sommes maintenant un peuple d’envieux qui voulons rire de nos maîtres, nous ne nous laissons mener que par ceux que nous dédaignons. Nous ressemblons à ces maris, aveuglément jaloux de leur indépendance, qui résistent aux conseils de leur femme et qui cèdent aux caprices de leur maîtresse : ils bravent l’une parce qu’ils lui reconnaissent beaucoup de raison et qu’ils craignent son autorité ; ils obéissent à l’autre sans s’en apercevoir, parce qu’ils la trouvent indigne de commander ; la supériorité de l’une fait sa faiblesse, la médiocrité de l’autre fait sa force. Les orgueilleux sont ainsi faits ; leur destin est d’être menés par ce qu’ils méprisent ; et maintenant que le vent de l’envie a soufflé sur nous, les véritables supériorités nous épouvantent ; les grandes distinctions nous répugnent : la dignité du caractère nous humilie ; la pureté du langage nous offense ; l’élégance des manières nous fait horreur. Nous sommes de francs républicains qui avons en haine toutes les couronnes : couronnes de roi, couronnes de comte, couronnes de laurier, couronnes de lierre, auréole de pureté. Nous sommes de jaloux démocrates qui avons en haine toutes les noblesses : noblesse de naissance, noblesse de conduite, noblesse de maintien ; tout homme distingué nous est suspect ; une grande supériorité nous serait insupportable si elle n’était rachetée par beaucoup de ridicules et beaucoup de déconsidération. Nous aimons en France M. Thiers, précisément parce qu’il est mal né, mal fait et mal élevé, et c’est à cause de cela que nous lui pardonnons d’avoir de l’intelligence, des talents et des sentiments généreux. Ses défauts font passer ses qualités.

À une époque comme la nôtre, c’est un grand malheur que d’avoir une naissance noble, une tournure noble, des manières nobles. C’est le malheur de M. de Lamartine. C’est au contraire un très-grand bonheur que d’avoir une naissance