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LETTRES PARISIENNES (1840).

de domestiques, qui imitent les Plombs de Venise, vous paraissent d’impitoyables donjons. Les petits jardins étouffés, sans arbres, sans air et sans lumière, vous rappellent ce mot d’un spirituel moqueur qui, ouvrant la fenêtre de sa chambre, disait : « Il faut bien que je donne de l’air à mon jardin. » Vous maudissez tous les architectes, tous les propriétaires, tous les locataires et tous les portiers. Vous étiez seul dans votre maison, et vous voilà maintenant dans une sorte de phalanstère qu’habile un peuple d’inconnus. Ce n’est pas tout encore : pour avoir un appartement convenable et dont le prix s’accordât avec votre budget réduit, il vous a fallu changer de quartier ; dans celui que vous habitez maintenant vous ne connaissez personne, et vos amis, trop loin de vous, ne viennent plus vous chercher ; car dans les déménagements de raison, tous les malheurs à la fois vous accablent. On perd d’un seul coup la liberté du chez soi et les douceurs du voisinage. On n’est plus seul dans sa maison, et l’on est seul dans son salon.

Nous sommes allé voir, au Gymnase, Jarvis l’honnête homme. Ce drame est assez ennuyeux, mais Bocage y est réellement admirable. Il est impossible de représenter la folie avec plus de talent et de vérité. Mais pourquoi joue-t-on le drame au Gymnase pendant qu’on joue le vaudeville à la Comédie française ? N’est-il pas dommage de voir tous les bons acteurs éparpillés sur les petits théâtres, tandis que les grands théâtres manquent de sujets ? Oh ! que la concurrence est chose pitoyable ! comme elle réconcilie avec le monopole ! La concurrence, loin d’amener le perfectionnement par l’émulation, ne produit que l’appauvrissement par la lutte. Il faut en convenir, il a bien cruellement raison, cet éloquent apôtre de l’association, cet excellent Fourier, quand il dépeint ainsi l’organisation des sociétés actuelles :

« Partout, dit-il, on voit chaque classe intéressée à souhaiter le mal des autres, et l’intérêt individuel en contradiction avec l’intérêt collectif. L’homme de loi désire que la discorde s’établisse dans toutes les riches familles et y crée de bons procès. Le médecin ne souhaite à ses concitoyens que bonne fièvre et bons catarrhes. Le militaire souhaite une bonne guerre qui fasse tuer la moitié de ses camarades, afin de lui