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LE VICOMTE DE LAUNAY.

monsieur qui vient ici pour madame de S…, mais faire bien sentir à madame de S… qu’on ne veut pas lui enlever son monsieur. » Pour cela, elle reste dans le salon assez de temps pour être vue et pas assez pour qu’on puisse s’occuper d’elle ; elle affecte la plus complète indifférence. La tante affecte la plus grande politesse et la plus hostile curiosité ; son regard et ses besicles semblent dire : « Voyons donc un peu ce Lovelace dont ma nièce a la tête tournée… » La maîtresse de la maison, de son côté, affecte la plus impassible froideur, s’efforçant de cacher toute sa joie d’avoir pu attirer à trente lieues de Paris l’homme le plus séduisant de sa coterie. Infortuné jeune homme, que votre rôle est difficile à jouer ! Vous voilà pendant huit jours le héros de la campagne. Voilà six personnes désœuvrées dont vous allez être l’unique préoccupation. Elles n’ont rien autre chose à faire qu’à vous observer, vous critiquer, vous juger. Si vous avez un défaut de prononciation, les deux jeunes filles qui se sont enfuies à votre approche, et qui semblent ne jamais vous écouter, l’ont déjà bien vite remarqué. L’aînée vous contrefait à merveille ; elle fait mourir de rire toutes ces dames quand elle s’amuse à parler comme vous. Si pour être plus agréable, vous marchez comme nos élégants, en vous donnant des airs gracieux et en prenant de vagues allures de cachucha, la plus jeune des deux sœurs a tout de suite découvert et signalé ce ridicule ; elle marche en vous imitant derrière vous, et tout le monde rit. Mais comme vous venez de dire un mot que vous croyez fort plaisant, vous pensez que c’est votre esprit qui amuse ; hélas ! ce n’est que votre sottise. La vieille tante vous observe avec pitié. Elle parle de vos prétentions, de vos manies, pour rappeler les usages agréables et les plaisirs délicats de son temps ; elle fait valoir son passé à vos dépens ; chacun de ses regrets est pour vous une injure. « Ah ! dit-elle, l’esprit de conversation est tout à fait perdu en France ! » ce qui signifie : Votre conversation est insipide. Elle continue : « Il y avait autrefois des conteurs charmants qui faisaient les délices des châteaux ! » cela signifie : Vos histoires, qui n’en finissent pas, sont absurdes. Elle ajoute : « De mon temps, les jeunes gens étaient très-romanesques ! » cela signifie : Vous êtes un égoïste qui n’aimez rien. Et il vous faut