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LE VICOMTE DE LAUNAY.

simple où l’on accrochait les assiettes bleues, vieilles faïences d’un goût si pur, d’un style si sévère ; le vieux fauteuil où le soir se reposait ton père après les durs labeurs du jour, l’escabeau trefflé où s’asseyait ta petite sœur, et la vieille horloge du foyer au battement fidèle et monotone, et le frais ruisseau qui gazouillait près de la porte, et le beau noyer qui vous prodiguait son ombre et ses fruits, et le rameau de vigne folle qui encadrait votre fenêtre, et les brises légères que vous pouviez aspirer à pleins poumons, et l’horizon sans bornes qui s’étendait devant vos yeux, et le profond silence des nuits, respectueux protecteur de votre sommeil, et le concert des oiseaux, joyeux réveille-matin qui vous appelait au travail ; souviens-toi de toutes ces choses pleines de grâce et de dignité, et dis-nous si ces meubles-là, cet asile, ces arbres, cet air frais, ce silence et ces concerts, ne valaient pas cent fois mieux que l’appartement étouffé d’une rue étroite, les meubles sans caractère d’un salon bourgeois, que l’air malsain de la ville, que les aboiements des crieurs de journaux, que les fanfares étranges des fontainiers dilettanti… impitoyable concert qui réveille en sursaut chaque matin les fiévreux habitants de la Babylone moderne ?

Ainsi, tu le vois, le bourgeois de Paris a tous les inconvénients de la capitale, et il n’en a pas les royales splendeurs ; il a toutes les vexations, toutes les tortures de l’éducation sociale, et il n’a pas les jouissances exquises de la vie mondaine ; il a l’étiquette !… l’étiquette, cette convention de l’ennui, et il n’a pas l’élégance !… l’élégance, cette poésie du bien-vivre qui fait supporter et même chérir toutes les contraintes de la civilisation. Son travail est triste, inanimé ; toi du moins, en travaillant, tu peux chanter, tu peux rêver ; mais lui, comment pourrait-il rêver ou chanter ? il calcule toujours. Les chiffres sont jaloux, ils défendent toute pensée rivale. Ses plaisirs sont encore plus tristes que ses travaux : des promenades dans la poussière, de méchants vaudevilles d’une caducité grivoise, des petites fêtes prétentieuses, sans richesse et sans grandeur, sans gaieté et sans liberté. Non, non, ce n’est pas le bourgeois que tu dois envier, noble peuple ; c’est le grand seigneur, c’est le grand artiste, c’est le