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LETTRES PARISIENNES (1848).

» Paris est en état de siège ! Le National règne et ne gouverne pas.

» Je t’embrasse.

É.
 » 24 juin. »

Pendant ces terribles combats, les Champs-Élysées étaient affreusement paisibles. Sur la chaussée, pas une seule voiture ! Dans les allées, personne ! On n’entendait rien que le chant des oiseaux, et ce chant, rendu plus hardi par la solitude et plus sonore par le silence, était d’une gaieté insupportable. Ce calme profond dans une inquiétude si vive m’irritait ; je ne pouvais rester chez moi, et, quoique très-souffrante, je me décidai à aller voir M. de Girardin à la Presse. Avant de partir, je donnai des ordres comme à l’ordinaire ; mais cette fois, que ces ordres de maîtresse de maison étaient d’une nature étrange ! Tout en attachant mon voile, je disais aux domestiques : « Si l’on attaque la caserne, si l’on y met le feu, vous prendrez les tuyaux du jardin ; vous remplirez la baignoire ; vous monterez des seaux d’eau sur la maison et vous arroserez le toit tant qu’il y aura du danger. Si les insurgés viennent ici, vous leur ouvrirez toutes les portes, toutes les armoires, et vous leur direz de notre part : « M. et madame de Girardin ne veulent pas qu’on puisse dire que des Français ont pillé ; ils vous font présent de tout ce que vous trouverez chez eux. »

En effet, nous leur aurions donné sans regret tout ce qu’il y a dans la maison ; le peu que nous possédons, nous l’avons acquis par le travail : ou nous mourrons et nous n’en aurons plus besoin, ou nous vivrons et le travail saura bien encore nous le rendre. Mais ne sont-ce pas là des ordres singuliers à donner pour une maîtresse de maison ? Il y a six mois, quand je sortais le matin, mes ordres étaient bien différents. Je disais : « Vous mettrez telles fleurs dans cette jardinière ; vous passerez le piano dans le petit salon, parce qu’on fera de la musique ce soir ; » ou bien : « Ma sœur vient dîner, vous ferez des bonbons pour les enfants. » Aujourd’hui, il ne s’agit plus d’une brillante réunion d’artistes, d’un joyeux repas de famille ; aujourd’hui, il faut qu’une maîtresse de maison fasse entrer dans ses soins de ménage deux prévisions terribles : le pillage et l’incendie.