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LE VICOMTE DE LAUNAY.

dans un petit appartement qu’il a loué près des bureaux de la Presse, peu de temps après la révolution de février ; car, si sa prescience politique ne lui sert de rien pour empêcher les malheurs de son pays, elle lui est du moins utile pour faciliter les arrangements de son ménage. Dès les premiers faits du mois de mars, M. de Girardin me dit : « Je prévois que nous aurons une douzaine de gouvernements d’ici à dix-huit mois ; nous aurons souvent des journées, c’est-à-dire des jours de combat pendant lesquels on ne pourra pas circuler dans Paris ; l’Assemblée nationale aura fréquemment des séances de nuit dont il faudra rendre compte, je ne pourrai pas quitter mon journal : c’est pourquoi j’ai loué un appartement dans la maison de la Presse ; fais-y porter tout ce qu’il faut pour l’habiter de temps en temps » Ces prédictions, comme toutes les autres, ne se sont déjà que trop réalisées ; nous avons eu quatre gouvernements en quatre mois : nous avons eu le 16 avril ; le 15 mai ; le 23, le 24, le 25, le 26 juin ; nous avons eu six journées, et quelles journées !

J’écrivais chaque matin à M. de Girardin pour avoir des nouvelles. Dans ma lettre du samedi, je lui racontais qu’on avait tiré, pendant la nuit, sur la sentinelle de la caserne contiguë à notre maison, et je lui demandais ce que j’aurais à faire dans le cas où cette caserne serait attaquée et où les insurgés entreraient chez nous. « N’avez-vous pas, lui disais-je, quelque objet, quelque souvenir précieux, quelque acte important à sauver ou à cacher ? » Voici quelle fut sa réponse, réponse à laquelle son arrestation, qui eut lieu le lendemain, a donné de la valeur :

« À MADAME DE GIRARDIN.

» Non, je n’ai rien à sauver ni rien à cacher.

» Si la caserne était prise et qu’on voulût occuper la maison, la seule chose à faire serait d’ouvrir les portes à deux battants et d’être affectueusement poli. C’est de toutes les manières de résister la meilleure.

» Nulle part tu ne serais plus en sûreté, et d’ailleurs, il est bien que nous soyons chacun à notre poste, toi à la maison, moi ici. Je dînerai je ne sais où ; ne m’attends pas ce soir.