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LETTRES PARISIENNES (1848).

inquiétez-vous pas ? Et toutes ces malheureuses femmes qui ont épousé des imbéciles pour être comtesses, ne vous occupez-vous pas de leur sort ? Il est triste, cependant : car enfin elles ne sont plus comtesses et leurs maris sont toujours imbéciles !… La révolution n’a pas pu abolir ce titre-là.

Les jours où le soleil brille, Paris a un air de fête qui trompe les étrangers. Les boulevards sont couverts de monde ; on s’y promène toute la matinée avec une tranquillité charmante, on dirait une population d’ombres heureuses qui n’ont plus rien à faire qu’à errer éternellement dans les champs Élyséens. Mais que cette récréation forcée est effrayante ! ce n’est pas le repos du labeur, c’est l’oisiveté de la misère. Le fabricant se promène parce qu’il ne fabrique pas ! Le marchand se promène parce qu’il ne vend pas ! L’ouvrier se promène parce qu’il ne travaille pas ! Tous les trois se promènent, et ils se rencontrent, et ils se promènent encore plus tristes après s’être rencontrés. Le soir, à huit heures, les boutiques sont fermées. À quoi bon brûler de l’huile et du gaz pour éclairer des marchandises que personne ne vient marchander ? Et après avoir fermé leurs boutiques, les marchands vont encore se promener, et la personne qui gardait le magasin pendant la journée va à son tour se promener.

La promenade est la seule occupation du moment. Il y a quinze jours, cinquante mille ouvriers sont allés se promener ensemble, bras dessus, bras dessous, au bois de Boulogne ; là, ils se sont étendus mollement au pied des arbres, comme les bergers de Virgile… Vous figurez-vous cinquante mille Tityres couchés au pied d’un hêtre, rêveurs et désœuvrés !

O Melibœe, Ledru nobis hœc otia fecit.

L’ancien monde élégant a éprouvé cette semaine un vrai chagrin. L’ambassadrice d’Autriche est partie avec toute sa famille. Il y a vingt-deux ans que madame d’Appony est aimée en France. Se faire aimer si longtemps dans cette patrie de l’ingratitude et du caprice, c’est un beau triomphe. Mais aussi que de douceur ! que de dignité ! que d’esprit ! Être à la fois une mère de famille si tendre, une femme du monde si distinguée et une artiste si intelligente, c’est plus qu’il n’en faut pour