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LETTRES PARISIENNES (1840).

intempestive, il a pris son état au sérieux. Le peigne est une arme avec laquelle on ne badine pas ! Le coiffeur est le seul homme grave de notre époque ; les hommes d’État sont légers, les hommes de loi sont folâtres, les hommes d’affaires sont imprudents, les hommes de lettres sont distraits ; mais les coiffeurs ! ils sont réservés, dignes, imposants et solennels. Ils ont des manières de secrétaire d’ambassade (ceci ne veut pas dire que les secrétaires d’ambassade aient des manières de coiffeur), ils marchent sur la pointe du pied, ils ne parlent que par monosyllabes, de peur de passer encore pour bavards ; dans l’appartement d’une femme qui se fait coiffer règne un silence de mort, car elle n’ose pas dire à son coiffeur : « Ceci n’est plus à la mode, cela serait mieux. » Ce digne personnage la rend timide ; on est malgré soi toujours en déférence avec un monsieur qui a de si bonnes façons, on n’est pas du tout à son aise avec lui, et l’on s’étonne d’avoir abusé de sa complaisance au point de lui demander de vouloir bien tresser une natte et passer au fer des papillotes, soins vulgaires indignes de lui. On regrette alors les naïfs coiffeurs d’autrefois, ces bons enfants que l’on traitait sans conséquence, que l’on faisait attendre sans remords. Et comme on n’est pas tous les jours d’humeur à se gêner, même pour être bien coiffée, on porte force turbans et force bonnets, afin de recevoir le moins souvent possible ce personnage important qu’il faut traiter avec tant de cérémonie.

Ainsi, de nos jours chacun rougit de son métier, et tout en l’exerçant chacun n’a qu’une pensée, c’est de ne point paraître l’exercer ;… Mais on fait mal ce qu’on n’est point glorieux de faire. Comment exceller dans un art qu’on renie ? comment acquérir un talent dont on n’a point l’amour et l’orgueil ? Si le génie est l’idée fixe, le talent est le travail passionné. Il n’y a pas de supériorité sans monomanie et point de monomanie sans une apparente exagération. Un peintre qui ne serait peintre que dans son atelier serait un peintre fort médiocre. Pour exceller dans un art, il faut en être possédé ; pour exercer une profession avec éclat, il faut l’honorer, la chérir et se donner à elle tout entier. Si quelques défauts, voire même quelques ridicules, sont attachés à cette profession, il faut les avoir