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LE VICOMTE DE LAUNAY.

illusions complices ; pour les retenir, vous les trompez ; il le faut bien, puisque votre force est dans leur terreur, puisque vous mettez votre unique espoir dans leurs frauduleuses espérances.

Comment voulez-vous que l’on se décide jamais à donner une place qu’on a promise à dix personnes ? Qu’est-ce qui empêche Célimène de donner son cœur à Alceste, qu’elle aime un peu ? C’est qu’elle a promis ce même cœur au grand flandrin de vicomte, à Clitandre, à Oronte, à Acaste, et à bien d’autres !

Que les députés fassent la pluie et le beau temps dans l’administration, dans la diplomatie, soit !… ces choses-là sont de leur compétence. Mais les belles-lettres, mais les beaux-arts, ça ne les regarde pas du tout. Eh bien, quand un poëte de talent, un artiste célèbre, sollicitent quelque mission, quelques travaux auprès d’un ministre, on a l’insolence de leur dire : « Faites-vous recommander par des députés. » Ainsi leur nom aimé du public n’a aucune valeur ; il faut, pour qu’on s’en souvienne, qu’il soit accolé au nom obscur d’un député inconnu. Faites-vous recommander par des députés !… Les malheureux ! ils restent stupéfaits ; au lieu de retourner à leur glorieuse besogne, les voilà forcés de courir la ville et de battre un rappel de députés, et s’ils parviennent, après mille ennuis, à composer un groupe influent et favorable, il leur faudra encore entraîner ce groupe de protecteurs chez le ministre à qui ils ont adressé leur demande. Vous figurez-vous ces théories de députés traversant Paris et se rendant vers les ministères, en formant des pas gracieux ! Ils vont demander un bloc de marbre pour un sculpteur, la croix d’honneur pour tel peintre, une mission en Orient pour tel écrivain. C’est très-noble à eux. Par malheur, il n’y a que les artistes médiocres qui aient le loisir, le goût et le courage de faire ces promenades solliciteuses, ces démarches sans dignité. Les députés influents ne peuvent donc protéger que les artistes incapables. Cela vous explique bien des choses ; par exemple, aujourd’hui on s’indigne, et chacun s’écrie : « Pourquoi cette année a-t-on donné la croix à tous les vaudevillistes ? — Parce que les députés l’ont demandée pour eux. » Comment ne devine-t-on pas qu’il n’y a