Page:Œuvres complètes de Delphine de Girardin, tome 5.djvu/461

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
453
LETTRES PARISIENNES (1847).

Pas un homme ne s’arrêtait pour regarder… Les hommes ont tant de passions, tant d’ambitions voraces ! le sentiment de la nature s’efface dans leurs cœurs… Mais quoi ! pas une femme, pas une seule femme ne s’arrêtait non plus ; elles passaient lentement quelquefois, et l’idée ne leur venait jamais de s’occuper du soleil autrement que pour lui opposer une ombrelle… Pas une !

« Les Parisiennes sont donc aveugles ! s’écriait le voyageur enthousiaste ; moi qui ai vu le soleil se coucher dans les flots bleus de la Méditerranée, dans les vagues vertes de l’Océan, moi qui l’ai vu disparaître derrière les cimes de l’Himalaya, je l’admire encore à Paris ! Et ces femmes, ces jeunes femmes passent sans le regarder ! Ces femmes sont jugées, point de poésie, point d’âme : ce sont de sottes poupées, vaniteuses et froides. Je les hais ! » Puis, tout à coup s’inspirant de son indignation, il s’écria, toujours en lui-même : « Je jure d’aimer toute ma vie la première femme qui s’arrêtera pour admirer ces beaux rayons du soleil. »

Et tous les soirs il venait là, tremblant, ému, comme s’il devait ce soir-là rencontrer enfin l’idéal de ses rêves ; mais chaque soir il retournait chez lui plus triste et plus découragé ; de trompeuses espérances l’agitaient quelquefois, mais pour le mieux tourmenter. Un soir, une jeune femme charmante s’avançait vers lui ; elle s’arrêtait… pour appeler son chien qui folâtrait un peu loin d’elle. Une autre fois, c’était une jeune fille, une artiste à la démarche assurée ; elle s’arrêtait en clignant des yeux comme si elle allait regarder le soleil, puis elle avisait un vieux mendiant qui avait une longue barbe blanche ; elle admirait le galbe du mendiant, mais elle n’admirait point le soleil.

Un jour, et ce jour-là il fut bien ému, deux femmes passèrent en calèche, une jeune fille et sa mère ; la jeune fille était jolie comme une nymphe qui aurait pris en jouant un chapeau de bergère, elle avait de grands yeux noirs et un petit air ennuyé qui promettait beaucoup. Au milieu du pont, elle tourna la tête et regarda attentivement quelque chose ; puis elle salua d’un air gracieux. Hélas ! ce ne pouvait être le soleil… c’était un vieil élégant qui suivait la calèche, à cheval,