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LE VICOMTE DE LAUNAY.

Or, pour ce rêveur sûr de ses rêves, le bonheur, c’était d’aimer une jeune et belle femme que l’on épousait légitimement à la manière des Européens et que l’on enfermait impitoyablement à la manière des Orientaux. « Je ne comprends pas du tout, disait-il, ce sot usage qui consiste à choisir une jolie femme pour la mener tous les soirs dans le monde, parée, les bras nus, les épaules nues, et l’offrir aux regards envieux des connaisseurs désœuvrés. Je veux être heureux, mais je ne tiens pas à faire envier mon bonheur. »

Cette modestie était pleine de bon sens ; mais, s’il ne tenait pas à faire envier son bonheur sournois, il tenait à le faire partager ; il rêvait aussi la joie de sa victime, il voulait que l’esclave aimât son esclavage ; il voulait être un tyran, mais un tyran chéri. Là était la difficulté, le problème impossible à résoudre.

Pour qu’une femme soit heureuse enfermée, séquestrée, il faut d’abord qu’elle soit passionnée ; il n’y a que la passion qui puisse vivre à toute heure d’elle-même, uniquement occupée d’entretenir le feu sacré ; de plus, il faut que cette femme ait une imagination très-riche et très-féconde, très-poétique ; une femme poëte, c’est une compagnie si commode !… ça passe des heures entières à regarder le nuage qui fuit, l’eau qui coule, l’arbre qui se balance, la fleur qui se penche, l’enfant qui joue. Un rien suffit pour la captiver bien longtemps. Présent, elle vous aime ; absent, elle vous évoque, et quelquefois, quand vous revenez à elle, vous croyez qu’elle vous a suivi, tant elle a compris vos pensées, deviné vos actions, souffert de vos inquiétudes et de vos peines pendant les heures où vous étiez séparé d’elle. C’est la différence qui existe entre les personnes romanesques et les imaginations poétiques : les unes ont besoin d’événements, de variété, d’agitation ; les autres ne demandent que du repos et de la confiance ; elles trouvent dans leurs pensées la variété et les événements, elles trouvent dans leurs cœurs l’agitation qui suffit à leur vie. Une femme romanesque ne pourrait vivre enfermée ; elle se révolterait et sauterait par la fenêtre ; une femme poëte… et l’on est poëte sans faire des vers… pourrait rester des mois, des années, sous les verrous, sans s’apercevoir qu’elle est enfer-