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LE VICOMTE DE LAUNAY.

d’exprimer une pensée, même la plus concise ; chacun va là pour ses affaires, pour rencontrer les trois ou quatre personnes dont il a besoin. Dans les salons officiels, par exemple, quelle femme a jamais eu la prétention d’être écoutée ? Les diplomates, les pairs de France, les députés s’agitent, ils sont tous venus avec une idée qui les absorbe tout entiers : les uns ont à parler à M. Génie, ils cherchent M. Génie… les autres ont demandé à M. Edmond Leclerc une nomination qui concerne un de leurs électeurs, ils cherchent M. Edmond Leclerc… ceux-ci ont obtenu une promesse de M. Félix Ravaisson, ils poursuivent M. Félix Ravaisson. Regarder à qui parlent ces hommes importants, épier le moment où ils seront libres, c’est la seule occupation des solliciteurs de salon… Il faudrait être folle pour songer à les captiver dans de pareils moments !…

Eh bien, rien ne déconcertera la bourgeoise sucrée ! elle arrondira sa phrase en face de son interlocuteur au moment même où il verra M. Ravaisson, M. Génie ou M. Leclerc, tout près de la porte, disparaître dans le salon d’adieu… Le diplomate manquera sa mission, le député ne sera pas réélu, le collège n’aura pas son professeur, qu’importe ?… La bourgeoise sucrée aura arrondi sa phrase : chacun son devoir, elle a fait le sien.

La bourgeoise sucrée est triste, mais elle ne pleure jamais qu’au Gymnase. Le Gymnase est son théâtre de prédilection ; ses héroïnes, qui ne disent jamais : Je vous aime, que par antiphrase : « Non, môssieur, je ne vous aime pas, » l’émeuvent profondément, car si elle n’a pas de sensibilité, elle a beaucoup de sensibloterie. Toutes les douleurs la touchent, pourvu qu’elles ne soient point naturelles ; d’abord, elle ne veut pleurer que dans une loge d’avant-scène, et elle aimerait mieux ne pas pleurer du tout que d’être réduite à essuyer ses larmes avec un mouchoir garni d’une petite dentelle.

Et cette femme-là est la reine du jour !… Et vous croyez qu’une telle reine ne ruinera pas le royaume ? Toutes ses fidèles sujettes finiront par lui ressembler. On n’osera plus rire, parce qu’elle ne sait pas rire ; on n’aura plus d’esprit, parce qu’elle ne comprend pas l’esprit ; on ne sera plus natu-