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LETTRES PARISIENNES (1847).

les tailles les plus déliées. Cette lutte continuelle des prétentions excitées contracte et déforme les traits. En vain nos jeunes femmes sont belles, la vanité leur égratigne la figure avec ses griffes de chatte, l’envie plombe leur teint… Avez-vous jamais remarqué cette couleur mate, livide et verdâtre qu’on appelle un teint d’envieuse ?… Et, au bout de quelques années, de leur éclat il ne reste plus rien ; elles n’ont plus même cet air de noblesse auquel elles ont tout sacrifié, et que la nature leur avait donné avec leur beauté ; car ce n’est pas parce qu’on veut avoir l’air noble qu’on a l’air noble, c’est parce qu’on s’occupe de nobles idées : la pensée sculpte le visage ; elle cisèle les traits, elle refait le masque ; votre physionomie vous dénonce malgré vous ; à dix-huit ans on a la figure de sa nature ; à vingt-cinq ans on a la figure de ses occupations ; si les pensées auxquelles on se livre habituellement sont généreuses et grandes, quelle que soit l’irrégularité des traits, la physionomie sera intelligente, le regard imposant, l’attitude franche et digne ; si l’on vit, au contraire, de vanité, de niaiseries, de misères, quelle que soit la pureté des traits, la grâce de l’ovale, la physionomie sera fausse, le regard sera vide, l’attitude sotte et pédante… Mais revenons aux bourgeoises sucrées : le nom est assez bon, gardons-le.

La bourgeoisie sucrée est systématiquement triste, et cependant elle sourit toujours volontairement ; mais quel sourire !… Un affreux sourire carré, bridé, accroché, plus triste cent fois que le sérieux le plus glacial. Ce n’est pas tout, et ceci est le comble de l’art, avec ce sourire carré, elle ne dit que des phrases rondes. Quand elle est partie, rien ne l’arrête, elle arrondit, il faut absolument qu’elle arrondisse sa phrase ; l’empêcher d’arrondir, c’est lui manquer de respect ; quelqu’un survient, elle salue, puis elle reprend sa phrase et l’arrondit ; le feu pétille, un éclat de bois tombe sur le tapis ; elle donne à son auditoire le temps d’éteindre le feu, et puis elle poursuit sa phrase commencée et l’arrondit. Dans un rout, vous savez si l’on a le temps d’achever une période : on demande à un voisin de ses nouvelles, le flot l’emporte, et c’est un autre qui vous répond ; dans le monde maintenant, il n’y a pas moyen de dire quoi que ce soit, de raconter une histoire,