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LETTRES PARISIENNES (1847).

chez son père un jeune artiste dont la vue la faisait rougir et trembler : ce n’est pas lui qu’elle veut épouser, son idéal est un vieux philosophe, car elle rêve l’ennuyeux ménage de Julie ; mais la pauvre Julie est forcée à ce triste mariage, et sa fausse imitatrice le fait volontairement ; l’amante de Saint-Preux subit la chaîne, la républicaine la choisit froidement ; elle croit flatter Jean-Jacques, elle l’offense et lui prouve lourdement qu’elle ne le comprend pas ; car Julie avait aimé une fois ; son cœur, brisé par le désespoir, consumé par l’amour, pouvait espérer le repos ; mais sa folle plagiaire n’avait jamais aimé ; son vieux époux, elle le dit elle-même, ne pouvait suffire aux ardeurs de son âme, et c’est pour employer cette ardeur inactive, pour assouvir ses passions dévorantes, qu’elle a renversé le trône, soulevé la populace hideuse, ensanglanté la France, épouvanté le monde. Voyez un peu ce que c’est que de mal lire !… Elle emprunte à Julie son vieux Wolmar, et elle lui laisse Saint-Preux ! Si, plus imprudente ou moins généreuse, elle avait fait seulement le contraire… peut-être la royauté était sauvée !… Ô femmes ! défiez-vous de vos lectures, et puisque vous voulez absolument lire, au moins lisez bien ! Imiter à demi les auteurs qu’on adore, ce n’est pas même les parodier, c’est les trahir !… Que de jeunes filles ont fait maudire Jean-Jacques pour l’avoir travesti dans leurs sottes et froides folies !… Que d’auteurs seraient justement aimés, s’ils n’étaient pas maladroitement admirés !

Les femmes littéraires sont un des fléaux de l’époque ; les plus doux sentiments sont gâtés, dénaturés, frelatés par ces souvenirs de lecture qui vous poursuivent partout ; l’amour n’est plus l’amour, c’est une occasion de phrases romanesques ; on n’aime plus un beau jeune homme parce qu’il plaît, parce que sa voix trouble, parce que son regard enivre ; on l’aime parce qu’il a imité le héros du roman à la mode dans une aventure quelconque. Les femmes littéraires, en disant : « Je vous aime, » pensent toujours à un auteur en vogue. Ce tiers de lettres est toujours là entre la femme adorée et vous ; toutes les faiblesses de ces femmes ont un prétexte littéraire ; il n’est pas une seule de leurs fautes qui n’ait un précédent dans la littérature : pour les entraîner, on n’a pas besoin d’être ai-