Page:Œuvres complètes de Delphine de Girardin, tome 5.djvu/441

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
433
LETTRES PARISIENNES (1847).

ne vaut rien d’écouter Chopin toute une soirée. L’existence bourgeoise paraît bien maussade le lendemain de ces belles fêtes poétiques ; l’idéal décourage de la vie réelle. C’est imprudent de respirer les parfums célestes quand on s’efforce de vivre raisonnable et résigné sur la terre.

Mais de tels plaisirs ne doivent point alarmer. Si peu de salons à Paris ressemblent à ce petit salon où nous avons passé cette bonne soirée ! C’est un asile ouvert aux esprits supérieurs de tous les partis ; c’est une fraîche oasis qui vous sourit et vous attire dans ce désert aride que le vent de l’orgueil a desséché, et qu’on appelle le grand monde : là, les médiocrités ne sont point prônées, elles sont jugées ; les grands talents ne sont point calomniés, ils sont respectés. C’est un port environné de rochers protecteurs contre lesquels viennent se briser les flots soulevés par l’envie ; c’est un arsenal où se trouvent réunies sans colère, sans faste, sans bravade, des armes de toute espèce toujours prêtes à défendre ce qui vaut contre ce qui ne vaut rien, l’esprit contre la sottise, la dignité courageuse contre la platitude intrigante ; c’est un sanctuaire que les poêtes, les artistes chérissent ; ils viennent s’y réfugier aux jours d’orage, s’y réjouir aux jours de succès ; les plus sauvages apparaissent là ; on y voit ceux qu’on ne rencontre nulle part ; les divinités mystérieuses daignent encore s’y révéler aux fidèles ; là, Victor Hugo, qui ne dit plus jamais de vers, a confié cette belle ode inconnue qu’on appelle la Source ; là, Chopin, qu’on n’entend plus nulle part, a fait entendre ses chants les plus doux… Quelle est donc cette fée bienfaisante qui inspire tant de confiance à ces talents si rebelles ? Que d’intelligence, de cœur, de bonté véritable ne faut-il pas chez une femme pour que de tels génies fassent de telles exceptions en sa faveur !

Si les concerts intimes sont rares, les routs sont très-nombreux et de plus très-monotones ; les mêmes personnes se rencontrent tous les soirs dans les mêmes salons et s’y disent les mêmes choses ; ceci est exact. Définition d’un rout : Tout le monde arrive à la fois, tout le monde parle à la fois, tout le monde s’en va à la fois.

On commence à arriver à onze heures, et tout le monde est